La rumeur te nie ? Nie la rumeur !
Source
: FROISSART, Pascal, 1998: 71-86. « La rumeur te nie... ».
In DESGOUTTE, J.-P., FROISSART, P. &
al., 1998.
La figure du sujet en sciences humaines.
Paris: L'Harmattan,
95 pages
La rumeur est un objet d'études aussi passionnant qu'impossible à circonscrire. Or son rapport à l'intersubjectivité, et au sujet en général, est un axe de recherche peu développé, encore que riche de potentialité : la rumeur est-elle un phénomène qui place le sujet au centre de son discours ou qui l'exclut radicalement ? Pour explorer l'intersubjectivé de la rumeur et, mieux, pour tenter de « rendre compte de la résonance de ce qui s'énonce », thème commun à l'Atelier [1], je vais prendre l'occasion de la re-publication d'un ouvrage sur la question... et surtout sur son exploitation par un révisionnisme bon teint. Les 5 dépêches de PonsonbyIl y a quelques mois je reçus par la poste une enveloppe à l'en-tête de l'Université Paul-Valéry de Montpellier. À l'intérieur, un formulaire, avec pour titre un « VIENT DE PARAÎTRE » tonitruant. Il s'agissait d'un bon de souscription pour une oeuvre dont on précisait :
Je regardai le titre, et l'auteur, et décidai de commander. Quand l'ouvrage me parvint, je me souvins des raisons qui m'avaient poussé à sauter sur l'occasion. Je me rappelai en fait que Mensonges et rumeurs en temps de guerre, titre de l'ouvrage en question, rédigé par Arthur Ponsonby en 1928, et que j'avais entre les mains, avait été très souvent cité dans le cadre des recherches sur la rumeur. En particulier, les incontournables psychosociologues Allport & Postman y trouvèrent un exemple si beau qu'ils en firent, dans leur livre-phare de 1947, La psychologie de la rumeur [3], l'illustration-type d'un mécanisme qu'ils pensaient définitif : le phénomène "boule de neige". Ils croyaient en effet avoir trouvé que toute rumeur grandit et s'augmente de bouche en bouche, au fur et à mesure de sa progression. En fait, on n'a jamais pu en apporter la preuve empirique mais l'exemple -- extrêmement fort -- est resté gravé dans toutes les mémoires et largement repris dans les recherches ultérieures [4]. Sous la tête de chapitre « Comment on fabrique une nouvelle », on y lit l'histoire horrible de « La chute d'Anvers. Novembre 1914 » en cinq dépêches.
Repris par les uns et les autres, l'exemple semble représenter fidèlement le processus de la rumeur, aussi fabulatrice qu'inventive, aussi perverse que mécanique. Les commentaires vont bon train. Pour les uns,
Pour les autres,
D'aucuns enfin y voient un « exemple fascinant de progression en "boule de neige« », un cas « typique de rumeurs de guerre », de « projection complémentante » et « d'assimilation » à des affects préexistants :
Las ! toutes ces remarques sont réduises à néant par une observation nouvelle, aussi stupéfiante que radicale. Les cinq dépêches de Ponsonby, c'est du pipeau. Du canular en barre. Oui, Ponsonby (qui sera pourtant député, et même chef de cabinet du Premier ministre !) a commis un faux. Un très beau faux, même, car l'histoire est digne d'un romancier. D'abord, les 5 dépêches sont totalement fictives. Ensuite, Ponsonby ne les a même pas inventées : il les a recopiées et traduites. De qui ? Retournement de l'Histoire, d'un journaliste allemand, qui voulait montrer la malignité des services de propagande ennemis [8]. Ponsonby l'a pompé sans ambages, sans citation de source, ou de date. Il n'était pas étonnant alors que l'exemple connaisse une telle postérité, s'il avait été construit de manière à montrer la perversité des services d'information de guerre. La révélation de la supercherie est déjà propre à gonfler le chapitre d'une critique du concept de rumeur. Mais elle n'est cependant pas mon fait. La paternité va au préfacier, traducteur et rédacteur des notes de l'édition de Ponsonby que j'avais reçu par souscription. Son nom, Jean Plantin. Cela ne m'a rien évoqué, évidemment, à peine me suis-je souvenu que j'avais fait le chèque à son nom. Bon. Et alors ? J'ai alors porté davantage attention au travail de ce nouveau venu dans le petit monde des chercheurs sur la rumeur. La nouvelle édition dont il est l'initiateur est bien belle (« Couverture deux couleurs avec rabats », ainsi qu'annoncé dans le bon de souscription) et très complète : près de cent notes de bas de page, une bibliographie de sept pages, des notices biographiques des auteurs cités, etc. Je trouvai de même que le coup des « cinq dépêches de Ponsonby » était bien vu, même si la découverte des sources du canular revenaient à un autre chercheur encore [9]. Beau boulot. Je ne pouvais pas m'attendre à ce que je découvrirai bientôt sur le rabat de la couverture. En capitales rouges sur le beau papier vergé, ces mots sinistres : Cahiers d'histoire révisionniste nº 1. Je sursautai. Puis je tressautai en me plongeant dans la bibliographie : six lignes pour Faurisson (auteur qui lança le mouvement révisionniste en France, en focalisant « son entreprise de négation de la réalité du génocide sur les chambres à gaz, conscient qu'il est de se trouver là devant une originalité absolue du système nazi » [10]), deux lignes pour Pressac (historien autodidacte qui fit l'exposé objectif et glacial de la gestion des chambres à gaz), et je ne sais combien d'autres ouvrages publiés par la librairie La vieille taupe, où l'on trouve davantage Rivarol que Luttes ouvrières... Le tout à côté de Morin, Reumaux, Brunvand, Rouquette, Campion-Vincent, tous "mes" auteurs. Oui, à côté. « Ça me troue ! », comme dirait l'héroïne de Brétécher. La préface est encore plus explicite, sans équivoque aucune. Elle se termine par un « Appel aux lecteurs » visant à récolter les preuves que les chambres à gaz n'ont pas existé, ou en tout cas, qu'il faut en rénover « l'image »!
Quoi ? m'étranglè-je. Que vient faire le « spécialiste des rumeurs » dans ce fatras idéologique du plus mauvais aloi ? Qu'attend-on de lui ? Qu'il prouve que les gazages ont été « mythiques ou supposés réels ». Mais je n'en ai rien à faire, moi. Et d'abord, le titre initial du bouquin ne parle pas de rumeur, mais de fausseté et de mensonges (le titre original est Duplicité du temps de guerre. Incluant une collection de mensonges diffusés parmi les nations pendant la Grande guerre [11]). Quel sombre rapport y a-t-il donc entre la volonté de "réviser" l'Histoire (et non de contribuer à son écriture, ce qui montre bien la part idéologique du projet) et l'étude des rumeurs ? Après réflexion, le rapport entre révisionnisme et rumeur est bien plus clair qu'on ne pense. La rumeur est, je vais tenter de le montrer, un concept qui contient en germe sinon un fascisme rampant, du moins un hygiénisme social tout aussi repoussant. Et je vais tenter de montrer ici que le noyau premier permettant le rapprochement entre des thèses de fous furieux (car il faut en tenir une couche pour mégoter sur le nombre exact de victimes des chambres à gaz, voire nier que ces dernières aient servi à autre chose qu'à épouiller les détenus), le noyau premier est la négation de l'intersubjectivité. Comment inventer la rumeur ?La rumeur est, bien qu'on l'ait affublé de caractéristiques antédiluviennes, un concept récent. Je sais, le sous-titre du bouquin de Kapferer le clame, la rumeur est le « plus vieux média du monde »[12]; Rosnow & Fine vont dans ce sens aussi, affirmant sans peur qu'elle est « le sujet de toute conversation humaine depuis que l'humanité a acquis le pouvoir du verbe »[13]; mieux encore, dans un livre paru l'année dernière, Reumaux confesse : « en avançant dans le temps, on peut associer la rumeur à la parole humaine »[14]. Rassurons-nous, ces assertions pseudo-historiques valent largement les représentations de sens commun, du genre à associer « une large part de nos conversations ordinaires est constituée de rumeurs »[15], ainsi que le font Allport & Postman; du genre à conclure que la rumeur est « la forme de communication la mieux partagée du monde »[16] (Flem) ; ou même à pondre des élucubrations passéistes ou nostalgiques d'une Gemeinschaft idéale [17]...
Pourtant, c'est évident, on n'a jamais parlé de rumeur ailleurs que dans nos Gesellschaften modernes. Dans la langue latine, d'où vient le mot français, rumor désignait des "nouvelles" ou la "réputation". Pas ce que nous connaissons aujourd'hui, On ne trouve pas d'emploi du terme avant le XXe siècle dans le sens de "bruit qui tue", ainsi que je qualifierai grossièrement la rumeur moderne. Attention, je reprécise : le mot existait, bien sûr ; pas son acception, pas son sens moderne. Le principe n'est pas nouveau : la "crise" par exemple, telle que nous la connaissons, n'est née qu'au XVIIIe siècle. Auparavant, là aussi, si le mot existe, il recouvre un sens qui nous apparaît restreint : un contexte individuel, une acception médicale. Ce n'est que chez Rousseau « qu'apparaît une problématique moderne du terme crise » [19], c'est-à-dire en un sens collectif et « politique », où subsistent cependant les notions nosographiques précédentes. Comme tous les concepts des sciences humaines, celui de "rumeur" a été construit. Et il partage avec le concept de "tradition", telle que décrite par Eric Hobsbawm (dans The Invention of Tradition [20]), la perversité de se réclamer "hors temps": la rumeur, entendrez-vous partout, mais c'est vieux comme le monde ! Avec pour meilleure preuve, le proverbe « Il n'y a pas de fumée sans feu ». Comme si ça prouvait quelque chose ! Comme si, lorsque la rumeur s'autoproclame « intemporelle »[21], il faut la croire. Comme si, lorsque la rumeur se prétend agissante (un mensuel affichait dernièrement, à la une, corps 72, le titre : « La rumeur qui tue » [22]), il ne fallait pas faire un effort pour se souvenir que les actes de langages n' agissent point. Comme si, lorsque la "race" s'affirme concept scientifique, il ne fallait pas tenter de lui dénier toute scientificité [23]. Bref, la rumeur est un concept construit récent, dont on peut presque dater le surgissement : en 1902, sous la plume d'un psychologue allemand, William Stern [24], qui, pourchassé par les Nazis, émigrera aux États-Unis et deviendra professeur à Harvard. Là où, comme par un fait exprès, Allport & Postman enseignèrent également (ils le citèrent abondamment quand ils le purent [25]). Comment être certain de mon fait ? Comment reconnaître la "modernité" de la rumeur et lui donner une date de naissance ? Je crois pouvoir vous en donner une mesure positive : la rumeur est devenue moderne le jour où l'on en a fait sortir le sujet. C'est-à-dire le jour où l'on a privé l'acteur "rumorant" ou "rumoré" de ses attributs ontologiques fondamentaux : son libre arbitre, sa capacité néguentropique, son identité. Croire en la rumeur, c'est nier le sujetLa négation du sujet est tout particulièrement à l'oeuvre dans le dispositif conçu pour étudier les rumeurs. Pour nous, il est connu, voire trivial : c'est le jeu enfantin du "téléphone arabe". Et j'en connais autour de cette table qui l'ont reproduite dans leurs classes respectives, pour mieux illustrer le fameux phénomène de rumeur (moi le premier !). La manoeuvre est en effet un classique de la psychologie sociale [26], surnommée carrément « procédure standard » par Allport & Postman [27]. Il s'agit de présenter un dessin, une photo ou n'importe quel « stimulus visuel » [28] à un premier sujet, et de demander d'en donner la description la plus fidèle possible à l'un des sujets qui étaient isolés et que l'on fait alors entrer, et qui répétera à son voisin, et ainsi de suite. L'expérience est simple et bien rodée [29].
L'expérience est appréciée des enseignants et de leurs étudiants, car elle est « spectaculaire »[31] et provoque le plus souvent de nombreux rires [32]. Mais où est passé le sujet dans cette mascarade scientifique ? En fait, il a un peu disparu. Si je voulais faire du mauvais esprit, je remarquerais tout d'abord que dans cette description de l'expérience, il est surnommé « S », comme s'il était trop long d'écrire « Sujet »... Dans cette veine, ça me rappelle immédiatement la mode actuelle des médias qui qualifient d' « anonymes »[33] tout ce qui bouge sans l'étiquette "journaliste" ou "politicien". Oui, on assiste bien là à la première "dissolution" du sujet : dans la rumeur, le sujet perd son nom. Il n'est plus que moyen et non plus fin, pour parler en termes kantiens, d'une action qui le dépasse largement. Il aliène son individualité à un dispositif artificiel qui ne tient sur rien d'autre qu'une mise en scène. La mise en scène explique les raisons pour lesquelles le sujet accepte de s'assujettir. Il n'en a pas le choix. La plupart de ces expériences de "téléphone arabe" se font en effet en public (Allport & Postman commencent la description de leur expérience par « Prenez une classe d'université ou dans le public d'une réunion... » [34]). Le sujet est donc inséré dans une structure sociale fortement ritualisée : refuser de se prêter à l'expérience n'est pas seulement le refus objectif d'une alternative, mais également le symbole groupal d'une position personnelle ; le refus d'obtempérer aux consignes de l'expérimentateur (ou de l'animateur, ou même simplement d'un leader) convoque à l'intérieur de la dynamique du groupe un ensemble d'affects qui va bien au-delà du refus personnel. Les sujets sont mis en position, par la mise en scène, de jouer le jeu. Mais le sujet ne perd pas seulement son libre arbitre du fait de la mise en scène. L'acceptation des règles du jeu le coupe également du sens commun. Dans la vie quotidienne, il est bien rare en effet d'écouter bouche bée les gens, sans les interrompre, pas plus qu'il n'est courant de répéter mot pour mot leurs paroles. La consigne contraignante de l'expérimentateur, limitant la communication à un binôme audition--phonation, vient de réduire le sujet au plan de la machine, incapable de création, destiné à la seule entropie informationnelle (c'est la raison pour laquelle les résultats de ces expériences sont toujours les mêmes : quels que soient les récits,
Le libre arbitre étant passé à la trappe, voilà la libre communication qui disparaît également. Ce n'est pas tout. Le sujet subit également durement le contrecoup de la distribution des rôles. Dans le groupe ainsi constitué, tous les sujets sont au même plan face à la rumeur. Ils se retrouvent non plus en situation d'égalité (ils ne peuvent se questionner, ni même répéter) mais d'uniformité. Sauf un : l'expérimentateur. L'acceptation des rôles a donc pour corollaire l'immédiate sujétion à une figure de "chef", à ses méthodes et à ses désirs. On se trouve là dans une situation sociale de nature totalement autoritaire, où le groupe ne s'est pas autoconstitué et où la hiérarchie est imposée. Non, je n'ai pas encore employé la notion de fascisme... Pas encore. Enfin, l'acceptation du texte initial pose également problème : admettre qu'il n'existe qu'une version de la réalité, qu'un seul texte de départ, est fort biblique mais peu réaliste. Pire, le protocole est le plus souvent conçu de manière à induire en erreur les sujets de l'expérience : ainsi, dans l'un des stimuli proposés par Allport & Postman remarque-t-on que l'illustrateur (il s'agit d'un dessin [36]) a dessiné une affiche vantant les mérites d'une marque de cigarettes, les « Lucky Rakes ». Je ne vois qu'un faux débat à glauser ensuite sur le fait que, dès la première transmission, le sujet a rétabli le nom original, les « Lucky Strikes »... Si, pour le sujet, il s'agissait de rétablir une faute de frappe ou d'impression, je ne vois aucun appauvrissement, ni « nivellement »[37], mais au contraire un souci d'explicitation. Tout acteur construit un réel en fonction du cadre de ses expériences, de ses aspirations et de son environnement. Imposer une seule vision, sans aucun possibilité de discussion, est sinon dictatorial du moins totalement irréaliste. Bref, je viens de faire la critique du dispositif créé de toute pièce par une série de théoriciens de bureau pour étudier un phénomène qu'ils appelèrent rumeur mais que personne n'a jamais vu avant le XXe siècle. Le dispositif recèle en son sein une série de présupposés réducteurs qui touchent à la notion même de sujet et ne le laisse pas indemne. Le sujet de la rumeur est, par pseudo-définition, assujetti : il ne conteste ni les règles (qui fait de lui un répondeur enregistreur), ni le texte initial (qui fait de lui un disciple), ni les rôles (qui font de lui un mouton dans le troupeau mené par un berger), ni le théâtre (qui fait de lui un simple pion dans un jeu de dames). Ce n'est donc plus un sujet humain, empirique, mais un sujet idéal (enfin, idéal pour le dictateur qui sommeille en chacun de nous). Croire en la rumeur, c'est adopter une série de présupposés dangereux que ne renieraient pas les intégristes historicistes avec lesquels nous avons débuté ce texte. C'est par exemple croire que la rumeur est le récit d'un quelconque événement réel, dont l'interprétation serait unique et contrôlable par une instance telle... l'État, et dont la nature serait déformée par la seule transmission. C'est croire également que l'observateur n'est pas acteur de son observation [38], que la communication se résume à une injonction behavioristo-pavlovienne, type « Écoute ! Répète ! » sur un stimulus unique [39]. C'est croire enfin que le réel peut se résumer à une "information" (dont on se rappellera utilement qu'au sens strict elle n'est que mathématique -- excluant déjà le sujet de son champ d'application !) dont le "décodage" est automatique et obligatoire, et la validité vérifiable en tout temps, en tout lieu, par une autorité compétente, une police de la pensée digne de 1984. Au total, cependant, ce credo ne mène à rien, et le dispositif positiviste d'Allport & Postman ne résout rien. Car vous pouvez mettre ce que vous voulez dans ce fameux moulin à rumeur, tel qu'il est présenté. N'importe quoi : une recette de cuisine, un discours de politicien, un liste de numéros de téléphone... Le résultat sera toujours le même. Une lente dépréciation de l'information, dont la courbe respectera la fameuse loi de l'entropie (D = a log P, avec D la diffusion, P le nombre d'intermédiaires et a une constante « à taux de stimulation constant par tête d'habitant » [40] comme l'aime à dire le statisticien sans foi ni loi... de Weber-Fechner). Cela ne prouvera donc rien sur la nature de la rumeur, ni sur la nature du processus. L'expérience est une pseudo-expérience, totalement reproductible mais en rien scientifique. On ne peut tirer du dispositif aucune conclusion, aucun constat, qui ne soit applicable au genre humain -- libre par essence. Mort de la rumeurEn conclusion, la « procédure standard » qui a présidé à la naissance de la rumeur est une manipulation perverse de concepts et de bonne volonté, un méli-mélo compliqué d'idées et d'idéologies. Allport & Postman ont ressorti ce beau modèle normatif des tréfonds du début du siècle. Ils espéraient nous faire croire à l'existence d'un phénomène appelé rumeur dans lequel tous les acteurs sont aliénés et assujettis. Il semble qu'ils aient réussi plus qu'à leur espérance. L'irruption nauséabonde de Jean Plantin dans la littérature sur la rumeur en est une preuve ultime. En utilisant le mot "rumeur" dès le titre, à côté du terme initial de "mensonges", le risible "réviseur" tente d'accréditer l'existence d'une information pure et dure qui serait accessible à ceux qui voudraient s'en donner la peine, et qui, en l'occurrence, serait occulté par je ne sais quel complot. En notant en bas de page chaque récurrence de récit (les chambres à gaz n'existent pas car on en parlait déjà en 1914), le "réviseur" pense trouver la preuve du complot. Il participe d'une double négation du sujet : il nie le témoignage d'autrui [or des milliers de déportés sont revenus des camps, et parmi eux, des médecins chargés de faire le tri préalable, des détenus obligés de dépecer les cadavres -- mais non, cette parole ne compte pas... Pour les "réviseurs", seuls comptent les "faits"], et il nie l'existence d'une réalité qui ne serait pas une et indivisible. Intégriste de la vérité, exégète du fait, il a objectivement raison de se servir de la rumeur d'où tout sujet est absent. Mais ça ne sent pas bon. Pas bon du tout. Faire croire en la rumeur, c'est faire croire en la pureté de la raison, en la pureté du fait. Or la raison n'est que doute, le fait n'est qu'hypothèses. Mais on ne récolte que ce que l'on sème. Si les "réviseurs" d'histoire fauchent à présent les plates-bandes des rumorologues, c'est que ceux-ci ont cru trop fort à la branche sur laquelle ils étaient assis. Au lieu de la couper eux-mêmes, ils ont attendu qu'elle pourrisse. On entend avec les éructations des "réviseurs" les premiers craquements. Il faudra bien un jour admettre la mort des concepts. Je commencerai par celui de rumeur.
Notes[1] Cette communication a été présentée
le 19 mars 1997 dans le cadre de l'Atelier de recherche intermédia
de l'Université de Paris VIII (sous dir. POUPON-BUFFIÈRE,
Martine & Jean-Paul DESGOUTTE). |