L'au-delà
télévisuel, l'en-deçà discursif.
Analyse d'une émission sur la rumeur
Source : FROISSART, Pascal,
1998 : 89-116.
« L'au-delà télévisuel, l'en-deçà
discursif. Analyse d'une émission sur la rumeur ».
In DESGOUTTE, J.-P., FROISSART, P. & al., 1999.
La mise en scène du
discours audiovisuel.
Paris : L'Harmattan,
95 pages
Après la diffusion d'une émission télévisuelle, le démon nous ronge de chercher à connaître l'effet de celle-ci sur le public. Les études d'audience sont un moyen de parvenir à une certaine connaissance de l'impact ; mais elles sont chères et rarement sans reproche. Il est une autre voie, qui mérite également d'être explorée. C'est l'étude des conditions du discours, l'exploration du cadre tracé autour de la parole mise en scène, bref, la description de l'au-delà télévisuel et conjoncturel pour parvenir -- peut-être -- à l'en-deçà discursif. En ce sens, comme dit l'antienne, le médium est le message puisque, quel que soit le contenu, seul le contenant est signifiant, qui subsomme toutes les opinions individuelles et réduit le libre arbitre à néant. Si cette vision est juste, la parole est morte, seule demeure la langue : c'est ce chemin tortueux que je vais explorer ici en me servant d'une émission diffusée à une heure de grande écoute : un épisode du talk-show de Delarue « Ça se discute », diffusé le 18 mars 1998 [1]. Malgré l'aspect conjoncturel des émissions médias et, en particulier, malgré la dramaturgie des oppositions franches, des éclats de voix et des déculottades, il reste et demeure un discours prégnant, un éther idéologique, un effet de réel : les données du problème ne sont pas remises en cause ; le monopole du sens revient à celui qui pose la question et non plus à celui qui y répond. Prenons un exemple scabreux : que se passe-t-il quand on aborde le problème de la « race » en posant une question de type instrumental : « Les Blancs sont-ils plus intelligents ? ». Au mieux, on réfute l'argutie ; au pire, on la cautionne. Dans les deux cas, on se rend coupable de reprendre les termes de la question telle qu'elle est posée, au lieu de renvoyer rageusement le plumitif dans les cordes... On pourrait arguer que la remise en cause des concepts est impossible dans le contexte médiatisé. Ce serait faux. Personne ne discute la couleur du suaire des fantômes sans, au préalable, poser la question de l'existence des fantômes ! Le procédé, étrangement, échappe pour les concepts de race et sans doute de rumeur, ainsi que je vais tenter de le montrer ici. Le discours sur la rumeur se met en place à l'occasion des publications scientifiques, mais également et souvent concurremment, par le biais d'émissions de vulgarisation scientifique plus ou moins racoleuses et tout aussi structurantes. Près d'une dizaine en quelques années sur les chaînes francophones : France Inter, TF1, France 2, M6, Radio-Canada, Radio Suisse Romande, Télé Suisse Romande... [2], bref, rares sont les chaînes à n'en avoir pas diffusé une petite... et heureux les spectateurs ayant échappé à un tel battage médiatique. L'étude de la mise en scène de tels produits médiatiques est intéressante si l'on dépasse le dilemme, la tension entre parabole et caricature, métaphore et stéréotype. Par des mécanismes connus et largement documentés, la télévision neutralise la scientificité du discours scientifique pour n'en donner que le spectacle [3]. L'analyse d'un discours scientifique sur la rumeur révèle évidemment cet « effet vitrine » [4] (on regarde mais on ne touche pas) : toute sociologie se transforme alors en recette de cuisine... L'analyse de la mise en scène peut s'attacher néanmoins à faire apparaître les concepts sous-jacents, qui sont actifs dans tous les discours convoquant le concept de rumeur. La télévision crée l'expertPour mener à bien cette exploration, je profiterai de l'impulsion dramaturgique née de l'émission elle-même. Car, dans l'émission thématique de Jean-Luc Delarue intitulée cette fois-là « Rumeurs, calomnies, soupçons : peut-on en sortir indemne ? », un véritable drame s'est joué à l'insu des concepteurs de l'émission eux-mêmes. L'un des prestigieux invités, un « spécialiste de la rumeur » ainsi qu'il est présenté, est mis en difficulté par l'animateur, ses questions « un peu... crétine [s] » (c'est lui qui le dit), et par un invité qui le cloue au pilori en l'attaquant de front : « Je ne suis pas d'accord avec ce que Monsieur dit... », tout en étant applaudi chaudement par le public. L'argumentation en réponse de l'expert emporte si peu de conviction que l'animateur est obligé de conclure précipitamment par un obséquieux « En tout cas, chacun s'exprime, en tout cas. Puis... les spectateurs penseront ce qu'ils voudront penser. » Trop tard, ite missa est, le « spécialiste » est déjoué. Pourtant, tout avait bien commencé. À l'invitation de l'animateur « On va faire venir maintenant un spécialiste des rumeurs, Jean-Noël Kapferer », un homme en costume deux pièces, cravate nouée derrière un léger chandail de cachemire, se lève de son siège dans le public, descend l'allée vers la scène, gravit les escaliers avec prestance, et se cale dans le fauteuil qui lui est destiné avec une aisance qui trahit une longue pratique des médias et des publics. L'expert endosse son rôle en directDès ses premiers mots, l'homme de science prend de la hauteur et expose ce qu'on sent poindre comme une « théorie de la rumeur ». Il se distancie adroitement des invités présents, et de leurs témoignages : « En dehors des cas individuels douloureux que j'ai entendus, il y a deux choses qui m'ont frappé », commence-t-il par dire, afin d'échapper adroitement à la pesanteur du sens commun, et afin de mettre au service d'une réflexion plus globale ces « cas individuels ». Dans sa bouche, ceux-ci ne sont que l'illustration d' « un climat qui préexiste à la rumeur » et du fait que toute victime est dépassée par son image ( « vous représentez plus que ce que vous êtes », dit-il à l'un d'eux, qui opine du chef). Finalement, il conclut : « se payer un notable fait partie, je dirais, des grands... des grandes réussites, d'une certaine façon... de la haine populaire », et trahit là le fond de sa pensée : « C'est un lynchage, et on n'aime pas lyncher les petits, on aime lyncher les grands. » Cela va vite, les points de vue sont abrupts et peu justifiés. Mais le manque de temps et le trac expliquent cela. On retient en revanche le maintient et la facilité d'élocution du personnage, qui désigne les autres invités avec des gestes volontaires, qui s'adresse volontiers à l'animateur, qui laisse courir son regard sur les membres du public. Le recul critique du spécialiste l'autorise plus loin à rassurer doctement un invité, qui fut autrefois victime d'un emballement médiatique autour d'un portrait-robot trop ressemblant : non, la rumeur n'est pas ce mal que l'on croit universellement diffusé ; au contraire, elle est facilement « retraçable » dans la population.
Ces quelques données puisées dans la besace d'études passées rassurent : la rumeur ne touche qu'un tiers de la population tout au plus ; on est davantage victime de notre peur de la rumeur que de la rumeur elle-même. Tout, dans la mise en scène, invite le spécialiste à jouer son rôle à la perfection. Il est présenté par l'animateur comme « le spécialiste » et il doit faire face, seul, à une quinzaine de personnes invitées à raconter leurs déboires avec les médias, les réputations, les fatalités... Le décor même de l'émission le fait apparaître immédiatement comme l'expert ès rumeurs. Placé sur une scène avec deux autres personnes distinguées, il est dévisagé par le public.
De leur côté, la demi-douzaine de victimes ou témoins sont assis dans des fauteuils situés dans l'équivalent de la baignoire au théâtre, au pied du public. Entre les deux, l'animateur est debout, organise la médiation entre les deux groupes d'individus, et dirige du regard parfois les caméras vers un invité « surprise » choisi dans le public. On pourrait croire, comme le décorateur le croit lui-même, que seul compte le jeu de regards. « Il y a l'estrade qui a un petit rôle à jouer aussi, le fait que les yeux soient à la hauteur des yeux de Delarue, il n'y a pas de dominants, de dominés » [5]. Par un jeu de compensation, la scène place les yeux des « spécialistes » à la hauteur de ceux des « victimes » et de l'animateur. Pourtant, si les spécialistes ne dominent pas leurs interlocuteurs du regard, il n'en sont pas moins placés à l'écart du public, et face à lui, tandis que les victimes sont au pied du public, dos à lui. Pour faire une rapide interprétation, on pourrait donc dire qu'il faut le mériter pour être star et se retrouver sur scène, tandis que n'importe qui peut être victime... Tout se passe donc pour le mieux. Soudain, la machine médiatique s'emballe pourtant, et se met à broyer l'invité. Le résultat est immédiat : il bafouille, il se réajuste dans son inconfortable fauteuil, il lutte contre le mal à l'aise. Le maelström tragique de la comédieEst-ce un faux pas de l'homme de science ? Non, l'argument sur lequel il va chuter a été proféré quelques minutes auparavant, sans que personne n'y voit à redire. Mais le contexte était différent, et le propos enrobé de recul théorique et de considérations sociales globalisantes. Le sociologue avait simplement remarqué que le meilleur moyen pour stopper une « rumeur de village », c'était de... quitter le village. KAPFERER. -- [...] La parole n'est pas une fin en soi. Elle... elle est... sa... sa finalité, c'est d'aboutir... à l'évacuation de la personne (donc, par exemple, quand il m'arrive de travailler dans des rumeurs de village, l'idéal, c'est que la personne victime quitte le village, quitte la ville), ou... ou à son sacrifice réel, comme une mise en prison, etc. Personne n'avait commenté le propos. Soudain, tout change. Il est même bientôt interrompu par l'animateur qui termine sa phrase...
Patatras ! la faute est commise. La phrase qui fait mal est assénée avec un petit « d'où » illogique : « D'où la nécessité de partir. ». La manivelle du sens commun fait un retour immédiat dans la main du spécialiste, qui tressaute. C'est l'animateur qui le rappelle à l'ordre, en le coupant à nouveau.
Le spécialiste serre les dents, articule deux mots, comme pour chercher de l'air : « Oui, je... ». Mais c'est terminé, le drame est consommé. La télévision a son rituel, le temps n'appartient pas à ceux qui répondent mais à ceux qui questionnent [6], the show must go on... Avant que le spécialiste puisse se justifier, un autre invité intervient, parle de l'obsession de la fuite devant l'injustice qu'il a subie, l'emprisonnement préventif. Puis, au moment de conclure son intervention, l'invité reprend le propos précédent et, poliment, très poliment, s'inscrit en faux. L'animateur, avec l'impertinence qui est aussi sa marque de fabrique, abonde en son sens.
Interpellé de la sorte, le pauvre rumorologue commence par bafouiller : « Non non, c'est que... bon, euh, j'ai malheureusement, ou heureusement, pas vécu ce genre de situation. » Puis il se reprend et contre-attaque, attribuant à « l'émotion » des témoins leur manque de clarté, leur incompréhension du phénomène, et sa propre incapacité à s'abaisser à leur niveau : « Donc je ne peux pas en parler avec l'émotion qui caractérise les témoignages. » Mais il revient à son argumentation première, et s'enferre à l'hameçon de ses recommandations.
L'argumentation n'est pas mauvaise. Cependant, plus tard, beaucoup plus tard, l'argument explose sous les coups d'un invité jouant précisément de l'émotion, de la douleur, et de la résistance à la douleur.
L'expert ne s'en relève pas, la caméra s'est définitivement détournée de son cas, plus intéressée par les trémolos dans la voix de celui qui parle de sa douleur, sans volonté d'imposer une théorie. Le k. o. de l'expert, la course folle de la caméraOn pourrait chercher à savoir pourquoi un homme aussi habitué des médias [7] se laisse happer ainsi par le sens commun, aspiré par le dispositif médiatique, presque sans résistance. Le médium même porte la plus grande responsabilité de l'orientation vers le sens commun du chercheur, en canalisant le débat par la mise en forme de son discours. Le sociologue essaierait-il d'exposer une théorie de la rumeur à la télévision qu'il ne le pourrait ; ça n'a rien à voir avec une théorie de la rumeur sur une feuille blanche. On a beau être dans une émission de talk show, on n'est pas libre de parole. La télévision impose son format à ceux dont elle véhicule image et message. Par une série de conditionnements invisibles, la capacité de création est limitée à l'horizon d'attente des spectateurs imaginés, les horaires deviennent impératifs, et les lieux, et les motivations, et les personnalités présentes... En un tel milieu hostile, seules peuvent subsister les considérations de sens commun, les discours descriptifs, les trivialités. Ce « formatage » (pour reprendre une expression usuelle en informatique) commence avant même le début de l'émission. Le sens commun triomphe dès le communiqué de presse. Y est inscrit à son fronton en effet le fameux « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose », qui est aussitôt repris en coeur par la plupart des articles publiés avant l'émission . L'un d'eux, dans Télé-Loisirs, ajoute même :
Quand les proverbes se mettent à « témoigner », c'est que le sens commun se porte bien. Et c'est oublier que les proverbes sont largement contradictoires entre eux [9]. Mais je ne m'étendrai pas ici sur ces mécanismes connus, très visibles dans les phénomènes de vulgarisation scientifique, bien qu'ils fassent partie de l'actualité critique [10]. La prééminence du sens commun est bien l'obstacle sur lequel bute le spécialiste. Le « D'où la nécessité de partir » est cependant très anecdotique et incident au discours principal. On a vu même que l'idée véhiculée par cette phrase déclencheuse avait été énoncée deux minutes auparavant sans que personne n'y décèle une once de malice. La déconfiture de l'homme de science n'est donc pas un accident ; elle est fatalité. Or le sociologue est sorti de la neutralité scientifique et théorique pour entrer de plain pied dans une rhétorique de l'immédiat -- au lieu de conserver le recul qu'il avait conservé jusqu'à présent. Il a parlé d'un cas général mais a été écouté comme s'il parlait d'un cas particulier. Il a discouru non plus sur les rumeurs, mais sur la (pseudo-) rumeur ayant touché un homme que tout le monde a cru reconnaître dans un portrait-robot publié dans la presse. Il a donc quitté la théorie pour le cas ; aussitôt, un débat non d'idées mais de moyens s'est engagé. En ouvrant lui-même le débat au cas d'espèce, il a ouvert la porte à toutes les discussions, et n'a su ensuite éviter le pilori d'une salle vibrant à l'émotion des victimes. Le sociologue aurait dû se méfier. Il était louable de participer à une émission dont le but est de chercher à « comprendre » le fonctionnement de la rumeur. Mais cette dernière ne le pouvait pas vraiment. Difficile de prétendre au débat scientifique en effet quand on se donne pour but de comprendre trois choses à la fois, de trois manière différentes...
La logique formelle du discours scientifique s'accommode mal de la confusion des genres. Or elle est totale : les concepteurs de l'émission ont amalgamé objets (calomnie, soupçon, rumeur) et instances (magistrats, famille, politiciens). Cela représente un obstacle majeur à l'analyse. « Le spécialiste des rumeurs » s'y laisse prendre, à la suite des 20 invités [12] apparemment ravis, et de l'animateur, toujours aussi avide d'audience. De l'épisode de la remise en cause de l'invité par un autre, on peut retenir une leçon somme toute bachelardienne : à défaut de rupture épistémologique, il faut s'attendre à jouer le jeu télévisuel de l'émotion, de l'immédiateté, de la banalité. Le décor derrière la mise en scèneCependant, que reste-t-il une fois l'émission passée, à quoi pense-t-on devant l'écran éteint ? S'arrête-t-on à la seule anecdote, qui par essence aurait pu ne pas avoir lieu ? Non, ce qu'on retient, au delà de tout épiphénomène, tout détail de couleur ou tout effet de mise en scène, ce sont les rôles tels qu'ils ont été distribués et vécus. L'expert demeure l'expertL'expert joue en effet un rôle très assumé, celui de spécialiste et d'homme de terrain. « Alors, une chose est certaine, depuis deux ans, je suis régulièrement consulté sur deux types de rumeurs, en France », dit-il en réponse à une question sur les « épidémies » de rumeur, insistant à peine sur le mot « régulièrement ». Ou encore, en avalant les mots comme s'ils ne signifiaient plus rien,
L'expert se pose partout en expert : il a « beaucoup travaillé » sur la politique, il est « régulièrement consulté » pour des problèmes de rumeur « en France »... C'est donc en tant qu'expert qu'il contre-attaque.
Dans un premier temps, le sociologue se replie derrière son expérience : « uniquement en référence au fait que je reçois tous les jours des coups de téléphone » ; ensuite il attaque son interlocuteur (celui-là même qui le met en difficulté) avec un argument insidieux, et laisse planer la menace en répétant son argument : « uniquement en référence au fait que je reçois tous les jours des coups de téléphone de gens qui n'ont pas la chance d'avoir des avocats, qui n'ont pas la chance... » ; enfin, il tente d'attirer à lui la faveur du public en faisant vibrer la corde de la pitié : « qui sont des gens qui ont une souffrance quotidienne, dans un village, dans une rue, dans un quartier, etc. » . Il est improbable qu'il ait emporté la conviction de son public, mais la contre-attaque a eu le mérite immense de rétablir le principe hiérarchique. Prenant de l'audace malgré ses bafouillages, l'expert n'hésite pas enfin à en rajouter ; il loue le « courage » de son interlocuteur, pour mieux l'accuser de faiblesse ensuite.
On s'éloigne de l'argumentation scientifique et on approche l'attaque ad hominem. Le sociologue gagne en efficacité mais il perd en élégance. Du reste, cela semble avoir été efficace : quand j'ai appelé la production pour tenter d'obtenir une copie de l'émission, j'ai su qu'on tenait à ma disposition les coordonnées du spécialiste, et qu'elles avaient déjà été demandées par les uns ou les autres. Bon indice à rajouter à ceux qui montrent que le statut d'expert n'a pas été terni par la déconfiture live. On voit là en définitive que, par manque de temps ou maladresse, l'expert se laisse piéger. Mais il est loin d'avoir perdu la face comme on pourrait le croire: sitôt mis sur la sellette, il joue sans mal le rôle de l'expert incompris, niant toute erreur, clamant l'incompréhension ; aurait-il davantage de temps pour s'expliquer, sans doute convaincrait-il. Il est normal qu'un expert soit mis en difficulté; en fait, il l'est tout le temps, c'est même son métier. Il a pour lui le temps et la ressource de pouvoir passer outre, non en force, mais en expliquant les raisons de ses erreurs. Aussi le sociologue ne se trompe-t-il nullement en venant croiser le fer sur la place publique... Même si sa prestation totale ne dure que six minutes et demi [13], si l'on colle bout à bout ses interventions, et que cela ne représente pas grand chose en durée, à peine 5 % du temps de l'émission [14], il est gagnant à tous les coups, même quand il perd la face. Il est le spécialiste, et personne ne peut le faire descendre de la scène... quand bien même il est contesté. La hiérarchie est donc le centre occulté du dispositif. Le statut de « sociologue, professeur à H. E. C. » est mis sans cesse en avant. Les occasions sont multiples pour rappeler l'immense différence qui sépare l'expert des autres invités et, a fortiori, du public. À de nombreuses reprises, il fait référence à sa longue expérience : « quand il m'arrive de travailler dans des rumeurs de village » ; « Je sais, pour avoir beaucoup travaillé sur des problèmes de démenti politique » ; et de même avec des évocations à son travail présent : « une chose est certaine, depuis deux ans, je suis régulièrement consulté sur deux types de rumeurs, en France » ; « je reçois tous les jours des coups de téléphone de gens » . Enfin, une dernière mention à sa grande proximité avec le pouvoir politique suffit à le placer définitivement sur la carte de la notabilité... « Ceux qui ont démenti en envoyant des tracts par exemple à l'ensemble de leurs administrés, l'ont tous regretté, ou en tout cas m'ont dit l'avoir regretté », pondère-t-il, faussement modeste. Et puis, au-delà de la seule volonté d'autolégitimation du consultant, il y a une rhétorique continue autour d'un schéma social fort problématique, car élitiste. On retrouve en effet sans cesse l'opposition entre la « masse » porteuse de rumeurs, et une « élite » exempte de rumeurs. Qui sont ceux qui sont les vraies victimes de la rumeur, selon le sociologue ? Les petites gens, ou les plus pauvres : « Les gens qui n'ont pas la chance d'avoir des avocats » ; « Tous ces gens qui n'ont pas de comité de soutien »... Qui sont les porteurs de rumeur, dans ce schéma aux relents étranges de psychopathologie ? Les gens « trop » normaux, qui sont nés avec une infirmité, celle de devoir subir la rumeur : « des gens qui ont une souffrance quotidienne », « tous ces gens qui font partie de la rumeur quotidienne »... Dans cette théorie, la rumeur ne semble pas affecter les gros poissons mais seulement menacer la petite friture du quotidien, le menu fretin sans avocat ni comité de soutien... C'est en totale contradiction avec ce qu'il a dit lui-même au début de l'émission ( « on n'aime pas lyncher les petits, on aime lyncher les grands » ), mais ce n'est pas ni important (la hiérarchie importe davantage que la cohérence dans les théories bipolaires), ni la première fois [15]. C'est enfin en totale opposition avec les études déjà menées sur certaines affaires appelées rumeurs -- par le sociologue lui-même ! [16] Bref, on n'est pas loin des hypothèses sur le « viol des foules » par la propagande dans lesquelles le « corps social » est constitué de 90 % de « violables » et de 10 % de « résistants »... [17]. Mieux encore, quels sont les lieux de la rumeur, tels qu'ils sont rapidement esquissés par l'homme de science ? On s'en doute : ce sont ceux de la « vie quotidienne, c'est ce qui se passe dans les quartiers, dans les immeubles, dans les banlieues, dans les villages » ou, sans peur de se répéter, « dans un village, dans une rue, dans un quartier, etc. ». Derrière cette énumération en forme de litanie, il faut comprendre que la rumeur est fidèle à son stéréotype, qu'elle circule davantage chez les « ploucs » que chez les citadins, qu'elle est une caractéristique de la ruralité et une exception de l'urbanité. « Dans les villes, il n'y a... on ne reproche pas aux gens d'être « un peu » différent. », n'hésite pas à asséner le sociologue, glorifiant la ville, lui trouvant mille vertus d'ouverture et de tolérance. À nouveau, dans une telle vision bipolaire de l'espace (où l'on n'a pas de difficulté à imaginer où le spécialiste se situe), la caricature est totale. Toutes les études dont on dispose sur la circulation d'histoires appelées à postériori rumeurs montrent au contraire que l'espace n'est pas une variable discriminante [18] ; certains qualifient même les rumeurs de... légendes urbaines. En somme, les arguments du rumorologue s'accumulent, s'agrègent les uns aux autres, sans autre logique que la volonté de persuasion. Des phrases comme « se payer un notable fait partie, je dirais, des grands... des grandes réussites, d'une certaine façon... de la haine populaire » font mal, elles établissent des dichotomies fausses au regard de la rumeur, qui n'ont aucune pertinence scientifique. Ce discours bipolaire est le seul qui demeure, qui imprègne, quand le consultant a terminé son discours. Il a peut-être tort sur les moyens (fuir ou ne pas fuir ?) ; cependant, personne dans l'assemblée n'a remis en cause le discours au doux parfum d'élitisme qui fait croire que la rumeur est populaire [19]. L'analyse de la mise en scène de la rumeur laisse apparaître là des concepts trop bien cachés, une sociologie boîteuse que rien ne justifie mais qui se structure elle-même par le pouvoir de persuasion qu'elle donne à ceux qui la glorifie. La rumeur mise en mytheQue reste-t-il donc après le passage du sociologue ? Une meilleure connaissance de l'objet rumeur ? Non, en rien -- d'autant moins qu'au jeu du plus fort, l'homme de science a le dessous. En revanche, l'émission laisse un fort arrière-goût qui se révèle, comme dans les vins les plus fins, plus « important » que l'attaque : les propos de l'homme de science véhiculent une idéologie très début-de-siècle que Tarde ou Sighele n'auraient pas désavoués. Par la mise en scène, par la pression du médium sur le message, cette idéologie est devenue, comme le statut du spécialiste, incontestable. De ce mouvement illogique d'accumulation argumentative ressort également avec davantage de force une nouvelle série idéologique. La rumeur est « mythifiée », « mythologisée », élevée au rang de déesse ( « La rumeur, elle aussi, est une déesse », disait Hésiode, déjà [20]). Le sociologue finit par nous convaincre qu'on ne peut rien contre la rumeur : elle est globale, globalisante ; totale, totalitaire... Elle naît premièrement parce qu'il y a « un climat qui préexiste à la rumeur » ; aussi la rumeur n'est-elle que la conséquence de nos fautes passées. Expions, mes frères et soeurs... Elle naît deuxièmement parce qu'au-dessus de nos têtes pend le glaive de notre réputation, de notre image : « vous représentez plus que ce que vous êtes ». La rumeur est le prix à payer de notre appétit de gloire et de réussite. Amen. Finalement et troisièmement, nous ne sommes condamnés à n'être plus que des animaux dans une brousse où la rumeur se paie un « safari ». Oh, la belle image que celle du safari, agréablement guerrière, délicatement coloniale, et fleurant bon une étonnante antisociologie... Le spécialiste a inventé un « safari aux pédophiles » ; il y revient peu après, tout heureux de son invention : « maintenant on va regarder les prêtres d'une façon nouvelle... et vous n'y pouvez rien. Mais on va élargir le cercle du safari ». Vous êtes comme le lion pris dans la visée du chasseur : vous pouvez vous débattre, vous cacher, feinter... rien n'y fait, « vous n'y pouvez rien », la balle vous transpercera. Et la métaphore de la balle de revolver n'est pas un hasard. D'autres, comme le psychologue américain Rosnow, en ont fait une théorie ! Il est utile de représenter l'activité rumorale de la même manière que l'on charge un revolver et que l'on fait feu. Le public de la rumeur est une arme de poing, la rumeur est une balle, qui est chargée dans une atmosphère d'anxiété et d'incertitude. On appuie sur la détente quand on estime que la balle va faire mouche [...]. [21] Au-delà de la laideur de la comparaison guerrière se cache une condescendance populaire hors de propos, métaphorisée par le revolver : ainsi suffit-il à l'expérimentateur d'appuyer « sur la détente » sociale pour voir crépiter les rafales de rumeurs ; ainsi une société est-elle fondamentalement passive, et n'a-t-elle d'autre maître qu'un psychologue social qui en connaît la nature intime. Que nous reste-t-il, en conséquence ? La « fuite », bien évidemment. On ne peut rien devant un tel raz de marée, on ne peut que fuir. La rumeur est comme une coulée de boue qui emporterait tout sur son passage, exerçant par sa seule pesanteur une pression formidable sur les murs, les portes, les gens. « Et là, ça reste la « pression » du groupe sur une personne. Et soit elle supporte cette pression, et elle le vit du matin au soir et du soir au matin ; soit elle s'en va. » Ce qui est bien « malheureux », concède le spécialiste : « Moi, je le recommande souvent, c'est malheureux à dire, d'abandonner la souffrance. » Mais c'est la seule solution face à la fatalité du malheur. On ne peut rien contre le destin. Il n'y a que l'exil qui puisse être de quelque efficacité : « il y a une solution, qui est de faire dix kilomètres plus loin, dans d'autres milieux, où personne ne vous en voudra d'être quelqu'un qui ne ressemble pas aux autres ». La limite de cette théorie de l'abdication devant la rumeur trouve pourtant une limite. C'est que le consultant est bien mal placé pour parler de « fuir », puisque lui-même ne fuit pas. Il s'érige en seul rempart contre la rumeur-malheur, tout en conseillant à ceux qui l'écoutent de ne point faire comme lui. « Fais ce que je dis, non ce que je fais ». L'antinomie est évidente, mais sans doute le rapport d'autorité fait-il qu'on éprouve le besoin tout de même de confier son sort à de tels experts. ConclusionLa télévision, observée non plus pour ce qu'elle fait mais pour ce qu'elle est, se révèle un merveilleux révélateur de nos habitudes de pensée les plus anodines. Dans l'épisode qui nous occupe, tout était fait pour que l'expert invité à grands frais chausse les sabots qu'on lui demande: grande estrade, large fauteuil, présentation laudatrice, sourires de connivence... Il y a bien eu l'anicroche qu'a représentée l'interpellation par un membre du public sur le terrain même de l'expertise. Mais les caméras ont poursuivi leur course folle, et on a oublié bien vite l'incident. Ainsi, devant telle star du théâtre, ne se souvient-on plus de l'apostrophe d'un spectateur mal luné (qui se fait aussitôt rasseoir par un chhhhht de la salle) et, même si la star a été mauvaise ce soir-là, se rappelle-t-on de la présence de la star . Ainsi devant le rumorologue : on oublie l'intrigue pour se souvenir de la distribution des rôles. À côté de la « starification » en cours, phénomène commun à toute intervention télévisuelle, un mécanisme second se met en place au cours de l'émission consacrée à la rumeur. Une propagande « rumoriste » surgit et déroule lentement un tapis fait de mythes et de simplifications, dont le sociologue est le garant. Un schéma social étrange s'est fait jour, que j'ai essayé de dénoncer, poursuivant avec vous l'étude critique de la « rumorologie » [22] (ainsi qu'on a nommé ailleurs la tentative d'autonomisation et d'opérationnalisation du concept de rumeur). Je précise, pour éviter toute confusion, et ainsi que j'ai pu l'exposer déjà [23], que c'est évidemment le discours sur la rumeur qui m'a intéressé, et non la rumeur en tant que telle ; davantage la prise en charge du noumène que l'existence du phénomène ; pour être explicite enfin, ce qu'on dit du « cancer de Mitterrand », bien plus que le « cancer de Mitterrand » (pour lequel je suis assez incompétent...) En définitive, je ne suis ni flic, ni journaliste ; aussi la véracité m'importe-t-elle peu. Le discours sur la rumeur, en revanche, m'est un objet cher. Je crois qu'il révèle un certain nombre de conceptions du sens, du sujet et du socius, que j'estime volontiers abusives et que je soumets à la critique [24]. Dans ce cadre, la mise en scène télévisuelle n'est qu'un discours parmi les autres, une rhétorique parmi d'autres, qui me donne l'occasion de vérifier empiriquement la mobilisation de certains concepts qui m'apparaissent révélateur. L'avantage de l'appareil médiatique est de proposer une dramaturgie facilement repérable, un continuum temporel aisément »balisable ». L'analyse de la mise en scène de la rumeur est un excellent moyen pour lever les lièvres idéologiques, fondamentalement occultés par la mise en scène, et par conséquent fidèlement interprétable. On ne cache que ce qu'on ne veut pas faire voir ; pour l'analyste, c'est une aubaine : il suffit de soulever un à un les mauvais cache-misère disposés sur la route du sens. Et alors apparaît le discours sur la rumeur dans toute sa vérité : élitiste et mystificateur. Appendice
I
|