Pascal Froissart

La rumeur du Loft

 

Source: FROISSART, Pascal, 2001 : 85-87. « La rumeur du Loft ». Futuribles. N° 267 (septembre).


 

Le succès de l'émission Loft Story, diffusée sur la chaîne de télévision française M6, du 26 avril au 5 juillet 2001, est total : 33 % de part d'audience moyenne, et surtout 95 % de notoriété (sondage Sofres, 16 mai 2001). En deux mois de séquestration volontaire, une douzaine de "joueurs" a réussi à mobiliser sur cette "fiction réelle" (terme officiel employé par la chaîne) l'attention de la France entière, et plus particulièrement des plus jeunes (94 % des 15-24 ans ont regardé l'émission au moins une fois, contre 50 % des plus de 65 ans).

Dès que le phénomène s'est enclenché, c'est-à-dire que l'"Audimat" a penché en sa faveur, on a lui cherché des explications, le plus souvent dans les idées communes : voyeurisme immanent du téléspectateur (des dizaines de caméras, jusqu'au-dessus de la pomme de douche!), atavisme pour la trivialité des joueurs (du genre "j'ai la chaise entre deux fesses" [sic]), goût de l'exhibitionnisme matérialisé par l'attente des rares ébats sexuels (qui se déroulèrent loin des caméras, sans gros plan), pulsion sadique qui pousse à observer de pauvres hères désœuvrées tourner en rond dans une prison dorée, ultime symptôme de l'abandon moral d'une société hyper-individualiste...

Mais il y a peut-être plus simple. Le succès de Loft Story ne tombe pas du ciel ; au contraire, il est le résultat d'un long travail de conception et de mise en marché. Rien n'a été laissé au hasard, du casting des joueurs au lancement de produits dérivés (magazines, cassettes vidéo, disques...). Mieux, le "produit" a été rôdé sous d'autres cieux : le Loft est l'adaptation française du néerlandais Big Brother (près de 20 autres pays l'ont également expérimenté), et la formule a pu être améliorée et adaptée en fonction des spécificités culturelles... Bref, la chaîne française a acheté un "produit" -- 100 millions de francs (environ 15 millions d'euros), dit-on) -- et en a tiré un bénéfice -- 50 millions (7,6 millions d'euros), croit-on savoir. Plus qu'un succès inattendu, Loft Story est un risque assumé, et réussi ; il n'y a là aucun hasard, juste un coup de poker comme il s'en prend tous les jours dans le champ médiatique capitalistique.

Sur le plan télévisuel, rien de bien surprenant non plus. La "télé-réalité" n'est pas une invention récente : de Psy Show à Témoin nº1 (pour les plus anciens succès français), les émissions font appel volontiers au mélange des genres. Les documentaires n'hésitent pas à pousser l'intimisme plus loin que le simple traitement de l'information ; ainsi les caméras muettes de

Strip Tease font-elle une émouvante chorégraphie de la réalité la plus navrante. De même enfin, les innombrables sit-coms ne marquent plus aussi facilement la frontière entre réalité et fiction (les scénaristes de polars sont désormais des policiers ; les traducteurs de séries médicales américaines sont des médecins). Last but not least, les longs-métrages flirtent de longtemps avec la pornographie (de L'empire des sens à Baise-moi) sans qu'on ne puisse plus édicter un quelconque décret limite. L'univers ambivalent de Loft Story n'a pas l'originalité thématique qu'on lui trouve.

C'est peut-être donc dans la "rumeur du Loft" que l'on peut trouver une spécificité au programme de la "petite chaîne qui monte". Je ne veux pas parler de la rumeur modélisée par le "jeu du téléphone" et qui a été théorisée par Stern en 1902 et Allport & Postman en 1944 (l'homme qui a vu l'ours...). Dans le cas de Loft Story, ces rumeurs de témoignage sont rares : il n'y a pas grand-chose à mettre en doute, à "rumorer", à potiner tant le programme tout entier est basé sur les confidences incessantes des joueurs, sur le secret perverti de leurs communications, sur la transparence totale (apparemment totale) de leur intimité. De plus, les possibilités de vérification n'ont été jamais été aussi grandes : pourtant, la chaîne avait verrouillé l'accès aux sources (le nom même des participants est gardé secret, par souci de... leur vie privée!) ; des biographies officielles étaient remises aux médias sous forme de dossiers de presse et rappelées dans les communiqués de presse, voire les mises en demeure ; une page consacrée aux "Rumeurs" était mise en place sur Internet par la chaîne. Enfin, nulle "vérité" ne pouvait échapper aux journalistes du pays tout entier, qui se sentaient soudain investis d'une vocation de journaliste d'investigation... jusqu'à dévoiler de sordides affaires privées (ainsi de l'enfant abandonné par l'une des participantes, qu'elle tenait caché). Bref, s'il y a eu des rumeurs sur les participants ou sur l'organisation, ce n'était rien en comparaison de la "rumeur du Loft".

S'il y a une "rumeur du Loft", c'est au sens où l'on parle de la "rumeur de la ville", d'un bruit généralisé, un son d'ambiance, un univers acoustique, voire peut-être de ce à quoi le Barbier de Séville comparait la calomnie : "un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription". Du coup, on s'aperçoit que le spectacle n'est plus dans la salle, il "est" la salle. On ne parle plus d'information, ni de témoignage. Mais on assiste au spectacle d'une immense rumeur qui sourd du peuple tout entier, à peine le programme est-il mis en ondes. Quel torrent de glose, quelle explosion de commentaires, quel jaillissement de critiques ! Tout le monde semble prendre part au festin de l'exégèse, personne ne paraît échapper à la curée de l'herméneutique. La Une des quotidiens les plus sérieux y est consacrée (on a même raillé Le Monde, dans les revues de presse du lendemain, lorsqu'on s'est aperçu qu'ils avaient publié une édition sans en parler !), des magazines les plus imprévus se mettent à l'encenser (quoi ? un "Pour Loft Story" dans les sacro-saints Cahiers du cinéma ?)... Même les politiciens, le Ministre de l'éducation en tête, montent au créneau ; les uns défendent, les autres pourfendent, qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse... Non, nul n'a pu échapper à la déferlante des mille articles, éditos, reportages, témoignages, etc., sans parler même des nombreux ouvrages parus et à paraître, essais, critiques, aveux, pamphlets... La rumeur est là, dans l'immense clameur, et non dans la question récurrente de savoir si telle joueuse n'est pas la petite-fille du Maréchal de Lattre de Tassigny.

Il y a donc dans cette "rumeur du Loft" un phénomène exemplaire. Où l'on remarque que, pour critiquer, on n'en fait pas moins la publicité. Où l'on s'aperçoit que, pour encenser, on en devient un suppôt promotionnel. Et que l'indifférence, après tout, a peut-être meilleur goût : non seulement la cote boursière de la chaîne n'a pas connu de particulière embellie (elle continue de chuter, en même temps que se dégonfle la bulle spéculative des années "start-up"), mais en plus il faut se préparer à ne voir dans ce genre de programme que la banalité de demain. On a déjà recensé dans le monde plus d'une quarantaine d'émissions basées sur le même concept (à commencer par la réplique de Tf1 dès cet automne), et le succès ne semble pas prêt de se ternir. Quand le spectacle sera devenu quotidien, c'est comme tout, on n'aura plus rien à dire, et la "rumeur du Loft" se sera tue.

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