Pascal Froissart *

Penser les médias
sans notion de masse

 

Source: FROISSART, Pascal, 2001: 49-56. « Penser les médias sans notion de masse ».
Émergences et continuité dans les recherches en sciences de l'information et de la communication.
Actes du XIIe Congrès des sciences de l'information et de la communication. Paris: SFSIC, 404 pages.

 

1. De la rumeur à la masse

Pour arriver à m'intéresser à la masse comme objet en soi, je suis parti d'une interrogation ancienne sur la rumeur et les théories sur la rumeur2. L'omniprésence du concept de rumeur (surtout dans la prose journalistique puisqu'Axel Gryspeerdt a pu mesurer dans la presse quotidienne qu'un article sur quarante se sert du substantif "rumeur"3, mais également dans le discours spécialiste puisque plus de 300 articles scientifiques ont été publiés sur le sujet en moins de 50 ans) m'a amené à m'interroger sur les concepts sur lesquels s'appuyait le concept même de rumeur. Si, dans la rumeur, l'idée d'"information" est extrêmement présente, en tant que son contraire, le présupposé sur les acteurs de la rumeur n'en est pas moins fort. Parler de rumeur, c'est en effet imaginer un auditoire d'un type très particulier : magma indifférencié d'auditeurs, sans opposition, ni sens critique, livré presque entièrement au message rumoral qui semble traverser le groupe social de part en part, sans aucune résistance. Faire une théorie sur la rumeur, c'est souvent faire l'hypothèse première de la masse… quitte à oublier les études sociologiques sur la rumeur qui montrent l'inverse, une nette structuration des publics par exemple4. Il y avait là un questionnement à poursuivre : comment expliquer, puisque les arguments scientifiques ne manquent pas, que les théories sur la rumeur continuent d'être "massistes"? Comment comprendre l'oubli des études sur la structuration de l'audience (le rôle des "influents" -- ou "surinformés", selon les traductions -- dans la théorie du double flux de la communication, le rôle de l'exposition sélective aux thèmes prédéfinis…) ? Comment lutter -- finalement -- contre l'idée de la rumeur ?

L'idée de masse, en tant qu'objet en soi, m'est apparue comme une heuristique qui méritait qu'on s'y attarde. C'est à l'exploration de celle-ci que je m'attache ici, en trois temps : d'abord une critique du concept qui permet en même temps d'en donner une première définition ; ensuite, une histoire de la notion ; pour terminer enfin, une ouverture sur des interrogations plus personnelles.

 

2. Définition du "massisme" par sa critique

La notion de masse est très présente dans les études sur les médias, au point qu'on parvienne parfois à en oublier l'importance. La masse prise pour elle-même recèle pourtant une richesse sémantique et programmatique qui mérite une attention particulière. Non qu'elle n'ait pas été étudiée dans le passé (au contraire, elle l'a été sans interruption depuis le début des sciences de l'information et de la communication), mais elle apparaît et disparaît dans le débat sans qu'on sache jamais les raisons ni les moments de ces allers et venues. Le caractère versatile du concept révèle davantage qu'il ne cache, et laisse croire qu'il y a là un débat à initier, ou un doute à disséminer. Pour mieux le cerner, on désignera par le néologisme de "massisme" le recours habituel à la notion de masse pour désigner des comportements sociaux.

• Biais démographique. Les bases rationnelles de la notion de masse sont pourtant branlantes, et présentent trois bords d'attaque critiques5: démographique, psychosociologique, et politique. Robert Escarpit n'a pas de mots assez durs pour dénigrer le premier aspect du massisme : « Il faut avoir le courage de dénoncer la notion de communication de masse comme un fantasme né du "choc du nombre" et comme une mystification qui n'est pas toujours innocente. »6 Le "choc du nombre" est en effet l'argument récurrent des "massistes": est masse ce qui est innombrable ; se voit attribuer le qualificatif de masse tout processus de diffusion qui s'adresse à des éléments innombrables (communication de masse, consommation de masse, culture de masse…). L'innombrable, pourtant, bien que rivalisant avec l'idée d'infinitude largement débattue, n'est pas une notion commode : évoquée chez Aristote déjà qui oscille entre la notion de plethos et de demos pour décrire la société politique7, l'idée de l'innombrable est mise en échec dès le IIIe siècle avant notre ère. C'est le problème des sorites8 qui en constitue la limite la plus précise : on ne peut résoudre en effet le paradoxe qui, tel qu'énoncé par André Lalande, « consiste à demander si un tas de blé reste encore un tas quand on enlève un grain ; puis, ayant fait convenir l'interlocuteur que le tas reste encore un tas, on part d'un nombre élevé, qui est incontestablement un tas, pour descendre par une gradation continue à un seul grain qui n'est pas un tas, et qui pourtant en est un, en vertu de la majeure accordée. »9 Formulés pour la première fois par l'école de Mégare (sans doute par Eubulide, le même qui plongea le monde dans le doute d'Épiménide le Crétois), les sorites ont maintenu en haleine tout un pan de la philosophie et des mathématiques, et empêchent donc de considérer la masse sous le seul angle numérique : ce serait confondre "exactitude de la mesure" avec "principe d'existence" (ou plutôt, dans le cas de la masse, ce serait confondre l'absence de mesure immédiate avec la preuve d'existence d'une masse indifférenciée. Après tout, l'innombrable n'est pas l'infini ; dénombrer l'innombrable n'est qu'affaire de temps et de moyens). Réduire un agrégat social à un tas de blé reviendrait à affirmer en fait un positivisme très début-de-siècle. Du point de vue de l'analyste, il faut donc lutter avec le sentiment de l'innombrable, qui ne peut manquer d'assaillir l'observateur de tout mouvement social apparemment chaotique, car il ne conduit qu'à la tautologie du sorite : est masse ce que je dis être masse.

Ce faisant, différents corollaires émanent de la contradiction dans laquelle je m'enferme : premièrement, je présuppose une stricte égalité, ou plutôt une étrange interchangeabilité entre tous les membres de l'agrégat social que je considère -- et je verse ici dans le biais psychosociologique du massisme. Deuxièmement, je ne peux qu'affirmer mon dire, et par là affirmer ma seule autorité (je ne peux rien démontrer, sinon que j'affirme), et cet autoritarisme appelle une analyse plus fine, de nature politique.

• Biais psychosociologique. Du côté psychosociologique en effet, l'idée de masse renvoie à une certaine conception de la structuration sociale : atomisme, individualisme, et anomie sont les maîtres mots de la métaphore psychosociologique du massisme. Il n'est plus de citoyen ou d'esclave, d'homme ou de femme, de riche ou de pauvre, de Catholiques ou de Bouddhistes dans les masses. Il n'est plus que des "anonymes", des composants morcelés, des êtres déterminés et hétéronomes, qui réagissent dans l'instant et en toute animalité. Cet aspect de la masse fait dire à Jean Baudrillard que

Vouloir spécifier le terme de masse est justement un contresens c'est refiler du sens à ce qui n'en a pas. On dit: la "masse des travailleurs". Mais la masse n'est jamais celle des travailleurs, ni de quelque autre sujet ou objet social. Les "masses paysannes" de jadis n'étaient justement pas des masses: seuls font masse ceux qui sont libérés de leurs obligations symboliques, "résiliés" (pris dans les "réseaux" infinis) et destinés à n'être plus que l'innombrable terminal des mêmes modèles, qui n'arrivent pas les intégrer et ne les produisent finalement que comme déchets statistiques. La masse est sans attribut, sans prédicat, sans qualité, sans référence. C'est là sa définition, ou son indéfinition radicale. Elle n'a pas de "réalité" sociologique. Elle n'a rien à voir avec aucune population réelle, aucun corps, aucun agrégat social spécifiques. Toute tentative pour la qualifier n'est qu'un effort pour la reverser à la sociologie et l'arracher à cette indistinction qui n'est même pas celle de l'équivalence (somme illimitée d'individus équivalents: 1 + 1 + 1 + 1 telle est la définition sociologique), mais celle du neutre, c'est-à-dire ni l'un ni l'autre (ne-uter).10

Certes, certains faits sociaux semblent soutenir l'idée que la masse existe en dehors de toute structuration du social… On cite principalement la panique et les rumeurs. Mais ces derniers phénomènes, apparemment objectifs, sont des construits savants qui ne sont soutenus eux-mêmes que par un substantialisme premier et la « fascination de l'immédiat et du réel »11. Étudiés en détail en revanche, ils ne présentent plus rien des caractéristiques "massistes" qu'on attend d'eux. Les paniques sont structurées comme si la société se révélait à elle-même précisément à cet endroit : pour échapper à un local en flammes (ici, un club privé, décrit par Norris Johnson12), on observe que les liens sociaux, familiaux et professionnels jouent à plein (les convives de profession médicale s'occupant des blessés au lieu de s'enfuir comme un seul, les hommes venant à aider les femmes au lieu de piétiner les retardataires, les plus jeunes entraidant les plus âgés au lieu de jouer des coudes pour sortir plus vite…). Certes, les exemples tendant à montrer l'inverse ne manquent pas ; mais une chose est sûre : la vision d'un phénomène unitaire de panique est ici battue en brèche, et que l'on peut dire comme Jean-Pierre Dupuy (pourtant peu enclin à enterrer la notion de masse) que « concéder que la panique est un phénomène "a-social", c'est encore trop sacrifier au mythe. La panique apparaît bien comme un phénomène social à part entière »13

À elle seule, la panique suffirait donc à invalider l'idée d'une masse immanquablement "impulsive" et "sauvage". Le concept de rumeur n'est pas en reste. On pose volontiers la rumeur en symbole de l'anarchie consubstantielle à la masse : on ne peut les contrôler, n'importe qui peut les lancer, elles renvoient à l'oralité primitive, elles traversent temps et pays sans être jamais affectées… Là encore, il faut faire la part des choses : nombre de rumeurs sont diffusées par les médias institutionnels (celle des vipères lâchées par hélicoptères, dans l'exemple proposé par Élisabeth Rémy-Hall14), nombreuses sont celles qui ne circulent que dans certains milieux (les personnes en âge d'avoir des enfants, par exemple, pour la rumeur du rapt d'enfant dans les supermarchés étudiée par Mireille Donadini15 ou pour celle des décalcomanies imprégnés de LSD étudiée par Jean-Bruno Renard16). Les rumeurs, présentées comme des instances autonomes jusqu'au zoomorphisme (les rumeurs vues comme des serpents, chez Françoise Reumaux17), renvoient à la tentation de la communication téléologique, où le mot tue, où le seul regard des Gorgones paralyse. C'est pourtant « mythologiser » encore les processus sociaux qui entrent en jeu (non qu'ils ne puissent être jamais ainsi, mais qu'ils ne le sont pas toujours).

• Biais politique. Enfin, à côté des métaphores démographique et psychosociologique, l'idée de masse renvoie forcément à son antagonique complément, l'élite, dans une alchimie savante où tout pouvoir est exercé par le haut, sans négociation et sans compromis, sans institution et sans recours, avec une immanence qui n'a d'égale que la dolence de la masse à se faire violenter (d'où les incessantes images de « viol des foules »18). Le couple masse-élite est au centre des débats sociologiques qui enflamment la période comprise entre 1880 et 1930, sans être -- à nouveau -- très soutenue par les faits. Ainsi que le remarque Raymond Aron, le terme d'élite « a des résonances équivoques. Est-il possible, est-il utile de constituer un ensemble qui englobe tous ceux qui ont réussi, y compris les rois de la pègre (…)? Il n'est ni très facile ni très utile de tracer le cercle à l'intérieur duquel les réussites assurent l'entrée dans l'élite »19. Pour définir l'élite, l'apparente objectivité démographique est à l'œuvre, à nouveau : les individus occupant des fonctions de pouvoir sont peu nombreux ; ils constituent donc l'élite. C'est évidemment tomber dans le même biais "démographique" que celui qui entache la définition de la masse, car la définition apparemment objective, par le nombre, s'accompagne là aussi d'une association avec des qualités propres aux membres des deux groupes : autant les membres de l'élite sont-ils doués d'une capacité à exercer le pouvoir, autant les membres de la masse sont-ils voués à subir le pouvoir… L'objectivité est loin d'être totale, et se ressent au contraire d'un béhaviorisme social mal assumé, où le centre gouverne la périphérie, où le sens est indiscutable, et où toute action est immédiate. Elle pêche évidemment par son réductionnisme et ses solutions dangereuses (la censure pour tout outil de lutte). L'aristocratisme, le gouvernement des meilleurs, semble être une doctrine qui laisse à d'aucuns un goût de nostalgie.

Le flou entourant la théorie n'empêche évidemment pas le concept d'être pleinement opérant, sous ses deux formes de foule (dénomination en vogue au cours de la première moitié du XXe siècle) ou de masse (désignation popularisée par les auteurs anglo-saxons et largement diffusée dans la seconde moitié du siècle)20, qu'on emploie le plus souvent indifféremment21.

 

3. Un massisme historique

À défaut de comprendre ce que les qualités intrinsèques du concept ont fait pour sa diffusion dans les sciences sociales, on peut faire appel à son historicité et en illustrer la diffusion. Foule et masse sont en effet des construits conceptuels très marqués par la période et le lieu de leur surgissement, la fin du XIXe siècle en Europe et plus particulièrement en France où de nombreuses grèves défiaient la légitimité de la Troisième république et où l'insurrection de la Commune achevait de diviser le pays en deux, dans le sang. Y est définitivement attaché le nom d'Hippolyte Taine qui, en historien exalté, fit un tableau tellement sombre de la France pauvre et ouvrière, qu'on ne pouvait que croire à une foule par essence criminelle, éthylique… et féminine22. Émanant d'un historien réputé et notable, la prose de Taine a été ensuite reprise par tous ceux qui voulurent trouver des exemples adéquats aux théories sur la foule en train de se faire. L'idée d'une foule criminelle par essence se soutenait mal, certes, eu égard aux statistiques (4 % seulement des grèves eurent des répercussions violentes, et il n'y eut de mort d'homme au cours d'une grève entre 1870 et 1890 que dans un seul cas, à Watrin23) mais Taine en avait fait un tableau magistral et il devenait plus réel que le réel… Reprise en prose lyrique par le Germinal d'Émile Zola (avec la fameuse scène de castration par des femmes en furie… inspirée du fameux cas de meurtre de Watrin où en réalité le meurtre n'avait eu aucune connotation sexuelle), ou en prose prophétique par l'ouvrage La psychologie des foules de Gustave Le Bon (l'un des plus grands succès de librairie de tous les temps, en sciences humaines tout du moins, selon Élisabeth Roudinesco24), la vision de la foule se structurait peu à peu. S'inspirant des théories montantes sur l'hypnose (le meneur d'une foule se voyant assimilé à l'hypnotiste) et sur l'anthropographie criminelle (dont Sighele s'inspira ouvertement, et, en criminaliste social, il n'étudia jamais que les raisons du crime et jamais celles de la vertu25), le discours sur la foule associait un savoir pseudo-historique avec des préoccupations scientifiques apparemment modernes (qui s'avèreront décevantes). Finalement, seule la lutte d'influence institutionnelle perdue devant Émile Durkheim par l'un des derniers barons de l'idéologie de la foule, Gabriel Tarde, fit que la sociologie ne fut pas "massiste". Mais l'objet d'étude ne fut pas perdu pour autant, puisqu'il trouva un havre de paix dans ce qui s'appela bientôt la psychologie sociale (où Le Bon était fort bien considéré des mandarins d'alors, tel Gordon Allport26).

Les sciences de l'information et de la communication se sont structurées dans ce contexte, tout au long du siècle : piochant çà et là dans la sociologie, la psychologie sociale, et toutes les autres disciplines qui font d'elle une interdiscipline problématique en soi. L'obstacle "masse" s'est bien vite présenté sur son chemin : la notion de média n'a existé jamais que sous son appellation de "média de masse" (ou "moyens de communication de masse"). De la sorte, on ne désignait pas la presse et la radio sous le seul angle technique de diffuseur en masse… Non, on imaginait dans la foulée un auditoire captif et inerte, et les premières théories de la communication se faisaient l'écho d'une conception résolument passive du public. On cherchera en vain bien évidemment toute mention d'interprétation dans les premières théories de communication : le consommateur de média y est réduit à son instance technique de "récepteur" (un haut-parleur, un écran) et à un hypothétique "destinataire" (qui peut être un agrégé de philosophie aussi bien qu'une bande magnétique), tel que modélisé par Shannon27; la compréhension de l'auditoire se limite à une activation ou une modification de ses processus psychologiques latents, ainsi que exalté par la pensée béhavioriste telle qu'on la retrouve chez Melvin DeFleur28). C'était sans doute là reprendre l'une des nombreuses intuitions (fausses) de Le Bon, qui disait en 1917 déjà qu'« [u]ne foule n'est pas nécessairement un rassemblement d'hommes. Des suggestions partagées par des individus éloignés, mais que la presse et le télégraphe réunissent mentalement, peuvent leur donner les aptitudes d'une foule. »29 Les sciences de l'information et de la communication risquaient de trouver là un programme.

 

4. Retour en force du massisme

Si la recherche présente aujourd'hui un aspect plus serein, davantage tourné vers la réception, les usages ou les pratiques, il se profile néanmoins à l'horizon techniciste un danger de "retour en arrière": quel modèle reprennent les ingénieurs quand ils bâtissent des réseaux mondiaux et des produits globalisés? Le sempiternel émetteurrécepteur! Et ainsi voit-on ressurgir les mêmes thèmes que face à la masse: la cyber-criminalité inhérente au réseau comme à la foule, la débauche caractéristique des sites pornographiques en accès libre comme on fantasmait l'appétit sexuel de la foule, la cyber-dépendance (Internet addiction, comme disent les thérapeutes qui ont mis aussitôt leur cabinet en ligne…) comme on pensait un atavisme congénital de la foule pour la vinasse et l'alcool frelaté… Bref, le concept de masse semble toujours agissant, pour la raison simple que le seul déplacement théorique des émetteurs aux récepteurs (pour faire simple, de Jean-Marie Domenach à Daniel Dayan) a laissé derrière lui un champ théorique encore en état de marche, pour ainsi dire. Il a suffit de revenir à une problématique de transmission, sous la pression de la nécessité technique, pour retrouver, intacte, les théories et les conceptions telles qu'on les y avait laissées.

Si la recherche présente aujourd'hui un aspect plus serein, davantage tourné vers la réception, les usages ou les pratiques, il se profile néanmoins à l'horizon techniciste un danger de "retour en arrière": quel modèle reprennent les ingénieurs quand ils bâtissent des réseaux mondiaux et des produits globalisés ? Le sempiternel émetteur-récepteur ! Et ainsi voit-on ressurgir les mêmes thèmes que face à la masse : la cyber-criminalité inhérente au réseau comme à la foule, la débauche caractéristique des sites pornographiques en accès libre comme on fantasmait l'appétit sexuel de la foule, la cyber-dépendance (Internet addiction, comme disent les thérapeutes qui ont mis aussitôt leur cabinet en ligne !) calquée sur le soi-disant atavisme congénital de la foule pour la vinasse et l'alcool frelaté… Bref, le concept de masse semble toujours agissant, pour la raison que le seul déplacement théorique des émetteurs aux récepteurs (pour faire simple, de Jean-Marie Domenach à Daniel Dayan) a laissé derrière lui le champ théorique encore en état de marche, pour ainsi dire. Il a suffi de revenir à une problématique de transmission, sous la pression de la conjoncture technique, pour retrouver, intactes, les théories massistes et les conceptions atomistes telles qu'on les y avait laissées.

Doit-on reprendre la critique à sa base, en insistant sur le fait qu'on ne peut faire l'impasse sur les nécessités de l'interprétation, sur le passage du temps, les contraintes de l'espace et la multiplicité des canaux ? Qu'on ne peut résoudre aussi vite la potentialité du libre-arbitre de l'individu participant de la communication, sans même parler de la sursimplification du problème de l'intention de l'acteur ? Ou bien peut-on imaginer une alternative plus radicale, qui consisterait à critiquer encore aujourd'hui la conception de masse, en particulier dans l'expression "mass média", aux seules fins de retirer sous les pieds de ceux qui la piétinent comme en terrain conquis l'idée que la société est une question résolue. « La masse est ce qui reste quand on a tout oublié du social »30, conjecture Baudrillard. Les termes de "mass media", d'"émetteurs" ou de "récepteurs" sont donc des indicateurs fiables du "massisme" ambiant, et d'une certain vision du social, qu'il convient sans doute de problématiser à nouveau.

 

Notes


* Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication, Université de Paris VIII (« Vincennes à Saint-Denis )

2 Cf. par exemple, Froissart, Pascal, 2000: 181-195. « L'invention du "plus vieux média du monde" ». In MÉI (Paris, France). N°12-13.

3 Gryspeerdt, Axel & Annabelle Klein (dir.), 1995: 49. La galaxie des rumeurs. Bruxelles: Éditions de la vie ouvrière, coll. « Communication », 176 pages.

4 Par exemple, Allport, Floyd H. & Milton Lepkin, 1945. « Wartime Rumors of Waste and Special Privilege: Why Some People Believe Them ». Journal of Abnormal and Social Psychology. Vol. 40, n° 1 (janvier), pages 3 à 36.

5 Analyse tripartite proposée par Zylberberg, Jacques, 1984: 16. « Macroscopie et microscopie des masses ». In Zylberberg, Jacques (s. dir.), 1984. Masses et post-modernité. Paris: Méridiens-Klincksieck, 247 pages.

6 Escarpit, Robert, 1970: 170. Théorie générale de l'information et de la communication. Paris: Hachette, coll. « Langue, linguistique, communication », 218 pages.

7 « Là où demos saisit le peuple comme organe de la cité, plethos semble bien correspondre à cette visée du nombre comme tel que l'on vient d'évoquer. » Gerbier, Laurent, 1999. La foule. Corrigé de sujet d'agrégation en philosophie. (Disponible sur http://www.ens-fcl.fr/sections/philo/section/agreg/cor/foule.htm)

8 Sorite (un), de soreitès logos, de sôros, le tas de blé. Chez Horace, c'est le ratio ruentis acervi, l'argument du tas qui s'écoule (Épîtres, II, 1)

9 Lalande, André, (1926) 1991: 1 012. Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris: Puf, 1 323 pages. Il peut s'énoncer par l'absurde (« est-on chauve pour perdre un cheveu? » Armengaud, Françoise, 2000. « Sophisme ». Encyclopædia Universalis. Cédérom. Paris: Encyclopædia Universalis), ou dans le sens inverse (« un seul grain de blé ne constitue pas un tas; puisqu'un grain de blé n'est pas un tas, et que l'ajout d'un grain ne saurait transformer en tas une collection de grains qui n'en est pas déjà un, aucune collection de grains n'est un tas. » Cf. Dubucs, Jacques-Paul, 2000. « Logiques non classiques ». Encyclopædia Universalis. Cédérom. Paris: Encyclopædia Universalis. Il semble qu'on puisse résoudre le paradoxe dans le cadre de la logique floue. Cf. Goguen, J.-A., 1968-1969: 1-36. « The Logic of inexact concepts ». Synthese. Vol. xix.

10 Baudrillard, Jean, 1982: 10-11. À l'ombre des majorités silencieuses, ou la Fin du social. Paris: Denoël & Gonthier, 114 pages.

11 Russ, Jacqueline, 1980: 24. Savoir et pouvoir. Tome 1. Paris: Hatier, 79 pages.

12 Johnson, Norris, 1987. « Panic and the Breakdown of Social Order: Popular Myth, Social Theory, Empirical Evidence ». Sociological Focus. Vol. 20, n° 3 (août).

13 Dupuy, Jean-Pierre, 1991: 35. La panique. Paris: Synthélabo, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 115 pages.

14 Cf. Rémy, Élisabeth, 1992. Des vipères lâchées par hélicoptères? Anthropologie d'un phénomène appelé rumeur. Thèse de doctorat en anthropologie sous la direction de Raymond Pujol. Paris: Université de Paris V, 325 pages.

15 Cf. Donadini, Mireille, 1998. Le discours social de la rumeur et le monde vécu. Enquête sur la connaissance et la diffusion des rumeurs. Thèse de doctorat en sociologie, sous la direction de Jules Duchastel. Montréal: Université du Québec à Montréal, 482 pages.

16 Renard, Jean-Bruno, 1990. « Les décalcomanies au LSD. Un cas limite de rumeur de contamination ». Communications. N° 52, pages 11 à 50.

17 Reumaux, Françoise, 1994: 27. Toute la ville en parle. Esquisse d'une théorie des rumeurs. Paris: L'harmattan, coll. « Logiques sociales », 1994, 205 pages.

18 Tchakhotine, Serge, (1939) 1952. Le viol des foules par la propagande politique. Paris: Gallimard, 605 pages.

19 Aron, Raymond, 1960: 264. « Classe sociale, classe politique, classe dirigeante ». Archives européennes de sociologie. Vol. I.

20 Ainsi Moscovici emploie-t-il indistinctement les deux termes jusque dans le titre de son ouvrage majeur sur le sujet. Cf. Moscovici, Serge, 1981. L'âge des foules. Un traité historique de psychologie des masses. Paris: Fayard, 503 pages. On peut tenter d'expliquer le changement d'appellation. « Par le passage du pluriel au singulier (avant 1940 on parlait des masses), le mot de masse s'est introduit dans la terminologie scientifique avec un statut extrêmement ambigu. Essentiellement aux États-Unis, mass behavior est apparu comme un équivalent de comportement collectif dans l'étude de phénomènes tels que la panique, la mode et (assez significativement) les mouvements de revendication sociale. » (Escarpit, Robert, 1976: 179-180. Op. cit.. L'emphase est sienne.)

21 Quelques nuances, spécieuses sans doute, sont parfois montées en épingle. Cf. Joussain, André, 1937: 5-6. Psychologie des masses. Paris: Flammarion.

22 Six volumes composent son œuvre. Cf. Taine, Hyppolite, 1887-1892. Les origines de la France contemporaine. Paris: Hachette. Cf. Nora, Pierre, 1973: 67-76. « L'ombre de Taine ». Contrepoint. N°9. Cf. également Barrows, Susanna, (1981) 1990: 69-84. « Taine et le spectre de la Commune ». Miroirs déformants. Réflexions sur la foule en France à la fin du XIXe siècle. Paris: Aubier, coll. « Histoire », 226 pages.

23 Perrot, Michelle, 1974: 573-574 & 585. Les ouvriers en grève. France 1871-1890. Paris: Mouton, 900 pages.

24 Roudinesco, Élisabeth, 1982: 214. La bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France. Vol. 1 (1885-1939). Paris: Ramsay, 498 pages.

25 Cf. Sighele, Scipio, (1892) 1901. La foule criminelle. Essai de psychologie collective. Paris: Alcan.

26 Allport, Gordon W., 1954: 26. « The historical background of modern social psychology ». In Lindzey, Gardner & Elliot Aronson (dir), (1954) 1968: 1-80. Handbook of Social Psychology Reading (Mass.): Addison-Wesley Publishing Co.

27 À sa décharge, Shannon a toujours clamé que le modèle ne valait que pour sa représentation de l'information binaire. Il revient à Wiener d'en avoir élargi le spectre d'action, sans l'assentiment du premier (« Je ne pense pas que Wiener ait grand chose à voir avec la théorie de l'information », dit le mathématicien). Cf. Sloane, Neil J. A. & A. D. Wyner (dir.), 1993: xxvii. Claude Elwood Shannon: Collected Papers. New York: Ieee Press, 924 pages (cf. http://www.research.att.com/~njas/doc/shannon.html).

28 « C'est la relation psychodynamique entre les processus psychologiques latents (motivations, attitudes) et les comportements qui conduit l'individu à choisir le comportement que les communicateurs désirent lui voir adopter. » DeFleur, Melvin L. & Sandra Bale-Rokeach, (1970) 1989: 239. Theories of Mass Communication. New York: David McKay, 368 pages.

29 Le Bon, Gustave, 1916: 144. La psychologie politique. Paris: Ernest Flammarion, 379 pages.

30 Baudrillard, Jean, 1982: 12. Op. cit.

 

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