Pascal Froissart 1

Historicité de la rumeur
La rupture de 1902 

 

Source: FROISSART, Pascal, 2001 : 315-326. « Historicité de la rumeur. La rupture de 1902 ».
In Hypothèses 2000. Travaux de l'école doctorale d'histoire. Paris : Publications de la Sorbonne, 335 pages.

 

Introduction

Ajouter la voix des sciences sociales au concert des historiens est chose courante, tant les deux traditions de recherche s'imbriquent et se complètent, mais je voudrais ici prendre la liberté de ne pas suivre le courant naturel, et en particulier, de ne pas me contenter de citer quelques exemples de rumeurs récentes pour ajouter à quelque autre tableau de chasse de rumeurs anciennes…

Il eut été pourtant facile, et agréable, de parler de la fable du « 09# » -- que d'aucuns ont déjà entendu sûrement, ou lu sous la forme d'une "photocopie de photocopie" (ce qui fait qu'on appelle ces histoires du xeroxlore2), d'un fax ou d'un courriel. Des malfrats, est-il dit, vous téléphonent et vous enjoignent de composer un numéro cabalistique, le 09# ; si vous vous exécutez, vous êtes immédiatement piégé, car la manœuvre n'a servi qu'à extorquer à votre téléphone portable tous ses codes secrets de facturation -- aussitôt revendus à l'étranger, cela va sans dire3.

Il y a cependant un problème à exposer ainsi de telles histoires : d'abord, c'est le meilleur moyen de les disséminer -- ce qui, même sous couvert d'activité scientifique, engage la responsabilité de celui qui commet l'imprudence. Ensuite, à moins d'en entreprendre une étude de type ethnographique4, on ne peut guère échapper aux dichotomies vrai / faux, vérifié / non vérifié, intentionnel / non intentionnel… qui, sans être dénuées d'intérêt social ou policier, sont stériles du seul point de vue des sciences sociales (dans le cas du 09#, il s'agit bien d'une mystification5). Il ne revient sans doute pas à ces dernières d'établir ce qui est vrai de ce qui ne l'est pas ; l'actualité n'est pas le terreau de la science : il vaut mieux en laisser l'ouvrage aux institutions que sont la police, la justice, et quelques autres services spécialisés. Certes a-t-on vu dans le passé des psychologues rassurer les populations sur les accidents de centrale nucléaire6; mais c'était là, de manière flagrante, dépasser les bornes.

Non, les sciences sociales ne peuvent pas -- et ne doivent pas -- se contenter du seul "fait"7: « S'il n'y a pas de problème, il n'y a que du néant »8. Elles ont mieux à faire que suivre le quotidien et l'urgence éditoriale. Au lieu donc de jouer au journaliste, au juge ou au Sherlock Holmes9 de la rumeur, il faut quitter le plan du discours pour aller explorer le métadiscours. C'est-à-dire qu'il est plus fécond de laisser les rumeurs à ceux que la véracité et l'exactitude passionnent pour s'intéresser aux "théories sur la rumeur" qui, prises pour elles-mêmes, demeurent un objet peu exploré.


La temporalité du concept

À l'équation sans cesse ressassée « phénomène intemporel = concept intemporel », je voudrais ainsi apporter un premier démenti. S'il paraît en effet indiscutable que, de tout temps, les êtres humains se sont parlés, il est fallacieux de penser que, toujours, les locuteurs ont conceptualisé la rumeur : le mot tout comme l'idée ont connu des fortunes diverses selon les époques.

L'étude lexicographique permet de matérialiser ce décalage entre le phénomène et son concept. Réalisée sur l'une des plus grandes bases de données aléatoires en langue française10, l'examen de la fréquence du mot "rumeur" (y compris ses particularismes orthographiques) permet d'observer une évolution relative du terme au cours des trois derniers siècles.

Figure 1. -- Évolution lexicographique de la "rumeur"

Base : n = 114 521 745 mots, échantillon représentatif. Source : Projet ARTFL (American and French Research on the Treasury of the French Language), 2000. Frantext. Chicago : INALF, CNRS & Université de Chicago11.

Quasi inexistante jusqu'au milieu du XIXe siècle, la rumeur voit son utilisation croître continuellement jusqu'au XXe siècle. Un tel indice, s'il ne présage en rien l'évolution sémantique du terme, permet en tout cas de s'étonner devant un discours faisant croire en l'immanence du concept. La rumeur est donc un concept historique, et qui plus est, un concept qui n'a jamais été aussi florissant qu'au XXe siècle.

La lexicographie balaie l'immanence supposée de la rumeur, et montre qu'on en parle aujourd'hui davantage qu'hier. Il se pourrait que le phénomène soit devenu plus courant (mais pourquoi ?). Il se pourrait également que le vocabulaire courant ait intensifié son usage. Il y a de bonnes raisons de croire que le deuxième membre de l'alternative est le bon : on ne voit pas en quoi le progrès amènerait l'augmentation des histoires circulant de bouche à oreille… En revanche, en subissant une mutation sémantique profonde, la rumeur s'est peu à peu imposée comme un concept autonome. Cette modification apparaît quand on compare les catégories linguistiques modernes avec celles du moyen âge, par exemple.

Résumons-nous. L'étude des mots montre que la rumeur, au sens actuel du terme, n'a pas une place claire dans le champ sémantique du Moyen Âge français. On lui préfère des mots comme "nouvelle" ou "renommée"12.

Les médiévistes par exemple se gardent bien d'appliquer linéairement des concepts modernes (« la rumeur, au sens actuel du terme ») à leur objet d'étude (« le champ sémantique du Moyen Âge français »). Ils nuancent abondamment.

Jamais le Bourgeois de Paris n'utilise la catégorie abstraite de "rumeur", non qu'il ignore le mot selon toute vraisemblance mais il se méfie sans doute de l'aura péjorative des nouvelles ainsi rapportées13.

La rumeur médiévale n'est pas la « catégorie abstraite » qu'elle est devenue. Elle est cette "autre chose", qu'il revient de préciser encore, mais qui est assurément éloigné de cette catégorie qui a été forgée plus récemment et qui, appliquée telle quelle avant une certaine date, est un contresens.

 

Les "popularisateurs"

Sur quel concept se basent les recherches actuelles sur la rumeur ? D'où vient cette vision très singulière du phénomène : réifiée, métaphorisée (elle est serpent, souvent14; ou arme de poing, parfois15) et toujours instrumentalisée (la "rumeur tue", dit-on dans un bel élan finaliste16) ?

Certes, le plus souvent, on ne fait que reprendre la construction du concept présente tout au long des textes majeurs qui parsèment le siècle. Les auteurs américains en particulier font d'elles, avec une foi positive à peine camouflée (ne donnent-ils pas une "formule" pour mesurer la quantité de rumeur en circulation17 ?), la résultante de l'importance du sujet traité pour les individus concernés, et de l'ambiguïté des faits présentés dans le contenu de la rumeur18. Selon eux, il est possible ainsi de prévoir ce qui suscite des rumeurs et ce qui laisse ces dernières indifférentes. Jamais pourtant on ne fournit d'indice sur la quantification des variables "importance", "ambiguïté", "quantité de rumeurs" (ou même "esprit critique" dans une reformulation ultérieure19). Le formalisme de type mathématique (R = i x a) devient alors extrêmement problématique ; ou bien il est caduque, ou bien il sert seulement d'écran positiviste à une préconception intuitive (pour ne pas dire sans fondement)20.

La plupart des études d'après-guerre sur la rumeur se réfèrent à ces travaux américains. Leur succès s'explique autant par la "simplicité" pratique de l'appareil théorique (la rumeur est nommée, caractérisée, domestiquable) que par l'immense diffusion du texte (recueils de textes scolaires américains, largement diffusés en langue anglaise21, et même française22, sans compter les rééditions et traductions du livre paru en 194723), et par les citations et les mentions, les travaux d'Allport et Postman font référence (bien avant ceux de Shibutani24 ou Rosnow25).

On pourrait donc croire qu'ils sont, à eux seuls, la base du construit "rumeur". Ce serait faire fi de quelques uns de leurs précurseurs, qu'ils citent sans barguigner mais qui sont rondement balayés par l'histoire. On peut en retenir trois, en fonction de leur contribution à l'érection d'une rumorologie.

 

Les précurseurs

En allant du plus récent au plus ancien, Clifford Kirkpatrick est sans doute le premier à donner les éléments d'une étude systématique de la rumeur : en 1932, il conçoit un protocole expérimental de la rumeur (cf. Fig. 2) qui nous est familier pour autant qu'on a pratiqué les colonies de vacances : il est en effet devenu un jeu de société.

Figure 2. -- Protocole de Kirkpatrick (1932)

Schématisation du protocole expérimental de Kirkpatrick. Source : C. Kirkpatrick, « A Tentative Study in Experimental Social Psychology », American Journal of Sociology, vol. 38, n°2 (septembre 1932).

Dans le protocole de Kirkpatrick, le sujet A fait lecture au sujet B d'un texte premier, que celui-ci réécrit de mémoire à l'intention d'un sujet C, et ainsi de suite jusqu'à la fin de la chaîne de sujets ; alors on compare les textes et on repère les ressemblances (rares) et les dissemblances (nombreuses). Kirkpatrick se base-t-il sur les textes que Frédérick Bartlett, le deuxième des précurseurs majeurs, publie entre 1920 et 1930 ? Difficile à dire : d'un côté, la distance rend la rencontre difficile (Kirkpatrick vit au milieu du continent américain, Bartlett en Europe) ; de l'autre, les deux hommes travaillent tout de même en langue anglaise dans des domaines proches (la psychologie sociale pour Kirkpatrick, la psychologie expérimentale pour Bartlett), et mieux encore, les deux protocoles sont identiques et Bartlett en donne d'assez bons détails dans un texte antérieur26.

Cependant, il revient à Kirkpatrick le mérite de nommer la rumeur en tant que telle (ce que Bartlett ne fait pas, se contentant de parler de « reproduction des contes folkloriques ») et de mettre en place les premières variables liées à la rumeur (liens entre "rumeur et panique" ou "rumeur et masse" ; typologie des distorsions au cours du processus ; l'étiquetage "il paraît" ; la crédulité relative ; l'influence de critères sociographiques tels que sexe et éducation).

Bartlett est néanmoins celui qui, dès 1920, porte l'attention des chercheurs sur l'universalité du processus de "réplication sérielle" : cela vaut pour « la diffusion des formes artistiques ou architecturales, musiques, coutumes, institutions, croyances, et, en fait, de tout ou presque de ce qui règle la vie complexe et variée d'un homme en société »27. Plus modestement, il étudie la diffusion de textes et de croquis, selon le protocole que formalise Kirkpatrick douze ans plus tard. Il détaille longuement les mécanismes à l'œuvre, repérant des règles d'omission (selon la pertinence [p.  34], la familiarité [p. 36], le plaisir [p. 36]) et une série de transformations (par familiarisation [p. 37], rationalisation [p. 37] et persistance [p. 46])28.

Mais, à nouveau, Bartlett n'a pas puisé l'idée de réplication sérielle de nulle part ; l'idée flotte dans l'air, comme en témoignent les essais sociologiques de Tarde sur l'"imitation"29 ou ceux spéculatifs de Le Bon sur la "contagion"30. Cependant, du point de vue de la rumeur, un auteur se distingue parmi tous ceux qui faisaient alors de l'Europe le centre du monde scientifique. Même s'il ne les cite pas, Bartlett ne pouvait ignorer les travaux de Louis William Stern, éminent psychologue allemand, élève de Ebbinghaus et proche de Binet. C'est pourtant lui, le véritable "inventeur" de la rumeur.

Comment en être aussi sûr ? Et que représente cette "invention" ? La singularité du travail de Stern mérite qu'on s'y arrête, encore que la matérialité de l'invention ne paie pas de mine : c'est au détour d'un mémoire sur la « psychologie judiciaire », dans un appendice, que L. William Stern s'empare de la rumeur (Gerücht). Et encore n'en parle-t-il que pour faire une incidente (« Incidemment il me faut encore parler ici d'une petite expérience, appropriée pour établir expérimentalement l'assertion "fama crescit eundo" »31). Pourtant, c'est bien dans ce texte ignoré32 que l'on trouve la première "définition" moderne de la rumeur.

Stern est le premier en effet, dans l'histoire des sciences sociales, à proposer un dispositif expérimental, unique et reproductible, en vue d'étudier la rumeur dans une chaîne de sujets. Il présuppose donc des qualités de stabilité et d'unicité à la rumeur qu'aucun avant lui n'avait osé formuler33 : la rumeur s'échappe alors de son acception sonore dominante (« la rumeur de la ville »34) et devient un phénomène caractérisable, mesurable, et, bien entendu, contrôlable. Ainsi peut-on dater la construction du concept avec précision35 : la rumeur est née en 1902.

Dans l'appendice consacré à la rumeur attenant à l'opuscule De la psychologie du témoignage, Stern donne en effet le détail d'un protocole expérimental pour étudier la rumeur (cf. Fig. 3) qui, s'il est plus complexe que celui de Bartlett et Kirkpatrick, en assure néanmoins la fondation. C'est l'exposé de ce dispositif qui marque l'antériorité des travaux de Stern sur tous les autres ; c'est également le point de départ du nouvel objet de recherche, la rumeur, en ce sens que le dispositif réifie un concept auparavant labile et instable (pour caricaturer : avant Stern, la rumeur est un bruit qui court, rumeur et fama sont indissociables ; après Stern, la rumeur est un bruit qui tue ; une "significativité" a été ajoutée).

Figure 3. -- Protocole de Stern (1902)

    

Schématisation du protocole expérimental de Stern (sujet A : journaliste ; sujet B : expérimentateur ; sujets C et D : témoins. Flèches pleines : récit écrit ; lien cursif : récit oral). Source : L. W. Stern, Zeitschrift für die gesamte Strafrechtswissenschaft, vol. XXII, cahier 2/3 (1902), p. 362.

Dans le protocole de Stern, la rumeur part d'un témoignage initial (texte 0) rapporté par un sujet A, et évolue en une succession de dépositions D écrites par autant de sujets ayant pris connaissance de la déposition précédente D-1. Cependant, le "maître du jeu" intervient constamment : c'est lui qui relit la déposition D-1 au témoin suivant. Sans le Sujet B (l'expérimentateur), l'expérience s'arrête dès la première réplication. C'est lui qui a organisé le protocole, c'est encore lui qui entretient la "rumeur" en lisant aux sujets suivants les dépositions des sujets précédents.

C'est pourquoi, si Stern est bien le fondateur de la "rumorologie" (en ce sens qu'il propose de faire de la rumeur un fait en soi, à étudier distinctement de tout autre processus social), il n'en donne pas encore la méthodologie définitive. C'est aussi la raison pour laquelle il est nécessaire d'adjoindre à ses travaux les propositions de Bartlett et Kirkpatrick, afin de voir apparaître enfin un concept totalement instrumentalisable, que les auteurs américains saisissent au détour de la Seconde guerre mondiale et auquel ils confèrent l'éclat qu'on lui connaît depuis lors.

 

Conclusion

À partir de 1902, la signification du mot "rumeur" change. Sous l'impulsion des travaux de Stern, qui imitait « les conditions de la rumeur en ceci que chacune des personnes participantes devait donner à la personne suivante ce qu'elle avait entendu de la personne précédente »36, un lien est établi entre un modèle expérimental et l'objet modélisé. De cette confusion entre le dispositif et le concept est née la notion moderne de rumeur : la réplication, la tendance à la déformation, le message initial, l'apparente perfection du message initial, et toutes ces caractéristiques qui, une fois rassemblées, donnent lieu à une nouvelle acception. Parler de rumeur avant le XXe siècle est donc périlleux : on risque l'anachronisme qui consiste à parler de romantisme avant le XIXe siècle, ou de progrès avant le XVIIIe siècle37

Stern est l'initiateur des recherches sur la rumeur mais il passe rapidement à d'autres sujets de préoccupation38. Son intérêt n'est pas éteint pour autant, puisqu'il publie dans la revue qu'il dirige, le Zeitschrift für die gesamte Strafrechtswissenschaft, une série d'articles scientifiques rédigés par de proches collaborateurs. De 1906 à 1915, les conclusions premières sont étendues aux récits médiatiques (sans qu'on n'explique réellement pourquoi ; l'exposé des présupposés est rare) mais la plupart du temps la rumeur demeure dans le cadre étroit de la psychologie de l'enfance 39. En 1910, le correspondant helvétique de la revue, Carl Gustav Jung, publie une étude dans cette même optique, titrée « Contribution à la psychologie de la rumeur », où sont analysés les motifs inconscients qui poussent une élève à raconter à ses copines de classe une histoire fantasmatique. La Guerre survient peu après, tarissant temporairement les publications scientifiques et donnant en même temps un matériau incroyable aux chroniqueurs éveillés aux notions de "fausses nouvelles" (Hart40, Langenhove41, Ponsonby42, Gorphe43). La paix revenue, Marc Bloch en tire un article synthétique, intitulé « Réflexions d'un historien sur les fausses nouvelles de la guerre »44 (dans lequel le mot rumeur n'est jamais cité), qui est reproduit à d'innombrables reprises et qui contribue à l'idée d'une information incontrôlable quand elle passe en dehors des canaux officiels. C'est cette idée qui est reprise en premier lieu dans les travaux américains de la Seconde guerre mondiale, dont Allport est l'auteur phare.

Il faut dire que, si les travaux de Gordon Willard Allport apparaissent constamment dans l'historiographie de la rumeur, c'est que le destin de l'homme est lié à celui des œuvres. Né en 1894, Allport fait ses études à Harvard sous la direction de William McDougall, avant d'obtenir une bourse qu'on n'appelait pas encore "post-doctorale" mais qui y ressemblait. Il choisit de séjourner en Europe. C'est ainsi qu'en 1923, il passe six mois de son temps dans le laboratoire de Stern, à Hambourg. Son influence se révèle « considérable »45, ainsi qu'il l'évalue vers la fin de sa vie ; il en parle cependant en termes théoriques (le behaviorisme, la psychologie humanistique) sans élaborer sur l'importance de ses travaux pour le choix de son objet de recherche, vingt ans plus tard. Après ce premier contact, leurs vies continuent de se croiser quand, les temps sombres étant venus, Allport accueille aux États-unis Stern forcé à l'exil. C'est lui encore qui rédige sa notice nécrologique lorsque, en 1938, le maître décède46.

Le voyage d'Allport sur le Vieux continent recèle encore une surprise : une fois achevé le séjour dans le laboratoire de Stern, l'Américain s'invite à Cambridge, chez Bartlett… Il confesse plus tard n'y avoir pas appris autant qu'en Allemagne47, mais il y passe tout de même l'année 1924, y puisant même la matière d'un article sur la réplication sérielle (dont le matériel est aimablement prêté par Bartlett)48. Par l'étude des multiples influences qu'a connues la vie d'Allport, on comprend mieux comment, vingt plus tard, "juché sur les épaules de géants", Allport peut attacher son nom à un concept qui a déjà un demi-siècle d'existence (cf. Fig. 4).

Figure 4. -- Historicité de la rumeur. Graphe synoptique

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Notes


1 Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication, Université de Paris VIII (Vincennes à Saint-Denis)

2 Sur le mode de création du mot folk-lore, Preston a forgé le terme xeroxlore, en référence aux premières photocopieuses de marque Xerox. Cf. M. J. Preston, « Xerox-lore », Keystone Folklore, vol. XIX, n°1 (1974), p. 11-26.

3 En voici la version originale (enfin, une des versions) : « Attention, danger. Pour tous les utilisateurs de portables : Il s'agit d'une information provenant du Ministère de l'intérieur à l'attention de tous les détenteurs de téléphone portable : un correspondant laisse un message afin qu'on le rappelle au : 01 41 45 51 14. N'appelez surtout pas ce numéro ou vos factures augmenteront sans commune mesure. Cette information, communiquée par l'Office Central de Répression du Banditisme, est à diffuser le plus largement possible. Depuis quelques temps, des escrocs ont trouvé un système pour utiliser frauduleusement vos portables : ils vous appellent sur votre GSM et se présentent comme le "Provider" Itinéris, SFR, Bouygues, auquel vous êtes abonné. Il est demandé ensuite de composer un code qui est le 09# en vous expliquant qu'il s'agit de vérifier le bon fonctionnement de votre portable. Ne composez surtout pas ce code et raccrochez immédiatement. Ils disposent d'outillage permettant, grâce à ce code, de lire votre numéro de carte SIM. Ils ne leur reste plus qu'à créer une nouvelle carte. Cette fraude se pratique à grande échelle. Il est donc nécessaire de faire suivre cette information très rapidement et de la diffuser au plus grand nombre de personnes de votre entourage, particuliers, entreprises, etc. Même si vous n'êtes pas concernés, transmettez ce message... Merci pour eux...... » (courriel reçu de H. H., le 20 juin 2000)

4 Rares mais toujours passionnantes : Roberge, Rémy, et de nombreuses études publiées sous la dénomination de légendes urbaines, ou légendes contemporaines. Cf. par exemple B. Ellis, « Why verbatim Transcripts of Legends ? », in Perspectives on Contemporary Legend. Vol. II, G. Bennett, p.  Smith & J. D. A. Widdowson (dir.), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1987, p. 31-60

5 Pour tout doute sur la réalité d'une mystification, se reporter à la liste tenue par le Ministère américain de l'énergie (!). Cf. http://hoaxbusters.ciac.org/HoaxBustersHome.html

6 Cf. R. L. Rosnow & A. J. Kimmel, « Lives of a Rumor », Psychology Today, juin 1979, p. 88-92. Traduit en français dans R. L. Rosnow & A. J. Kimmel, « Elle court, elle court, la rumeur », Psychologie, n°116 (septembre 1979), p. 34-39.

7 « Il n'y a pas de fait en soi. Toujours il faut commencer par introduire un sens pour qu'il puisse y avoir un fait ». F. Nietzsche, cité par G. Auclair, Le mana quotidien. Structures et fonctions de la chronique des faits divers, Paris, Anthropos, 1970, p. 133.

8 L. Febvre, cité par p. Leuilliot, « Lucien Febvre », Encyclopedia Universalis, Paris, Encyclopedia Universalis, 2000.

9 Expression forgée par Reumaux, à propos de l'impossible décodage des symboles : « Le décodage des symboles (bateau-corps féminin, escalier-coït, révolver-pénis) fait apparaître l'un des aspects les plus faibles du freudisme, celui que nous appelons l'aspect Sherlock Holmes […]. » F. Reumaux, La veuve noire. Message et transmission de la rumeur, Paris, Méridiens Klincksieck, 1996 (Sociétés), p. 111.

10 Note méthodologique. Sondage sur la fréquence d'apparition du mot "rumeur" dans les textes de la littérature française entre le XVIIe au XXe siècle, par période de vingt-cinq ans. Le calcul est le résultat d'une interrogation itérative, grâce au logiciel PhiloLogic, de la base de données Frantext du Projet ARTFL (INALF, CNRS & Université de Chicago), représentant 1 880 ouvrages en langue française, soit 150 millions d'occurences. Étude effectuée au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM, Paris), sur http://colet.uchicago.edu/htbin/artfl.timeseries.sh?database=5&word=r.meur.* On trouve une bonne description en français du Projet dans le document « ARTFL : une base de données textuelles » sur http://www.bib.uqam.ca/bases/artfl/presentation.html.

11 La courbe lexicométrique est établie à partir des données suivantes.

Table. -- Évolution lexicographique de la rumeur dans les textes de la littérature française, du XVIIe au XXsiècle, par période de vingt-cinq ans

Périodes

1600-24

1625-49

1650-74

1675-99

1700-24

Base

3 353 381

3 589 694

3 419 852

5 040 360

2 425 263

r.meur.*

12

15

20

6

0

Fréquence pour 106

4

4

6

1

0

 

Périodes

1725-49

1750-74

1775-99

1800-24

1825-49

Base

7 028 220

9 740 236

8 545 822

6 393 668

12 352 370

r.meur.*

24

22

39

52

169

Fréquence pour 106

3

2

5

8

14

 

Périodes

1850-74

1875-99

1900-24

1925-49

1950-64

Base

11 214 324

9 548 200

11 330 283

17 256 085

3 283 987

r.meur.*

246

282

329

531

79

Fréquence pour 106

22

30

29

31

24

Source : Projet ARTFL, 2000. Frantext. Base de données (1 880 ouvrages en langue française). Chicago : INALF, CNRS & Université de Chicago. Calcul des données descriptives et retraitement de la fréquence d'apparition du mot "rumeur" et de ses variantes lexicales. La période 1950-74 a été extrapolée linéairement à partir des données pour la période 1950-64 : 24 / 15 * 25 = 40.

12 C. Gauvard, « Rumeur et stéréotypes à la fin du moyen âge », in La circulation des nouvelles au moyen âge. XXIVe congrès de la SHMES. Avignon, juin 1993, S. h. m. e. s. p. (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 1994 (École française de Rome), p. 169.

13 C. Beaune, Colette, « La rumeur dans le Journal du Bourgeois de Paris », in ibid., p. 191.

14 « Telles sont les rumeurs : elles vous tuent d'un jet de venin, vous paralysent peu à peu, ou vous déglutissent vivant sans que vous vous en aperceviez. » F. Reumaux, Toute la ville en parle. Esquisse d'une théorie des rumeurs, Paris, L'harmattan, 1994 (Logiques sociales), p. 27.

15 « It is convenient to conceptualize rumormongering as a process like loading and firing a gun. » R. L. Rosnow, « Inside rumor. A Personal Journey », American Psychologist, vol. 46, n°5 (mai 1991), p. 485.

16 Cf. par exemple F. Soudan, « La rumeur qui tue », Jeune Afrique, n°1 889 (19-25 mars 1997), p. 12-15.

17 « R = i x a ». G. W. Allport & L. J. Postman, The Psychology of Rumor, New York, Russel & Russel, 1947, p. 34.

18 « In words this formula means that the amount or rumor in circulation will vary with the importance of the subject to the individuals concerned times the ambiguity of the evidence pertaining to the topic at issue. » Ibid. Allport, Gordon W. & Leo J. Postman, 1947 : 34. Op. cit.The Psychology of Rumor. New York : Russel & Russel, 247 pages.

19 « R = i x a / c ». A. Chorus, « The Basic Law of Rumor », Journal of Abnormal and Social Psychology, vol. 48, n°2 (1953), p. 314.

20 On trouve ailleurs, dès 1939, une première formulation de cet axiome : « Rumors and anxiety prevail under conditions of uncertainty and inadequate information. » C. p. Loomis & D. Davidson Jr., « Sociometrics and the study of new rural communities », Sociometry, vol. 2 (1939), p.  60.

21 En 1952, 1954, 1958, par exemple : in G. E. Swanson, T. M. Newcomb & E. L. Harley (dir.), Readings in social psychology, New York, Holt, 1952 ; in D. Katz, D. Cartwright, S. Eldersveld & A. McG. Lee (dir.), Public Opinion and Propaganda, Dryden Press, 1954 ; in W. Schramm (dir.), The process and effects of mass communication, Urbana (Ill.), University of Illinois Press, 1954 ; in E. E. Maccoby, T. M. Newcomb & E. L. Harley (dir.), Readings in social psychology, New York, Holt, 1958.

22 G. W. Allport & L. J. Postman, « Les bases psychologiques de la rumeur », in Psychologie sociale. Textes fondamentaux anglais et américains, A. Lévy (dir.), Paris, Dunod, 1978.

23 G. W. Allport & L. J. Postman, The Psychology of Rumor, New York, Holt, 1947. Réédité en 1965 chez Russell & Russell. Traduit en japonais (par T. Minami), à Tokyo, chez Iwanami Gendai Sõsho, 1953. Traduit en espagnol (par J. Clementi), à Buenos Aires, chez Editorial Psique, 1953.

24 T. Shibutani, Improvised News. A Sociological Study of Rumor, Indianapolis, Bobbs-Merric C°, 1966, p. 5.

25 R. L. Rosnow & A. J. Kimmel, Rumor and Gossip. The Social Psychology of Hearsay, New York, Elsevier, 1976, 157 pages.

26 Un paragraphe en 1920. Cf. F. Bartlett, « Some Experiments on the Reproduction of Folk-Stories », Folk-Lore, vol. XXXI (1920), p. 32.

27 « Moreover, precisely the same type of problems confront investigators who endeavour to study the diffusion of decorative and representative art forms, of music, of social customs, institutions, and beliefs, and in fact, of almost every element which enters into the varied and complex life of man in society » Ibid., p.  30.

28 Ibid.

29 G. de Tarde, Les lois de l'imitation, Paris, Félix Alcan, 1895. Cf. aussi G. de Tarde, Les lois sociales, Paris, Félix Alcan, 1898.

30 G. Le Bon, La psychologie des foules, Paris, PUF, 1895.

31 « Anhang I. Ein experimentelles Gerücht. Anhangsweise sei hier noch über einen kleinen Versuch berichtet, der geeignet ist, den Satz "fama crescit eundo" experimentell zu erhärten. ». L. W. Stern, « Zur Psychologie der Aussage. Experimentelle Untersuchungen über Erinnerungstreue ». Zeitschrift für die gesamte Strafrechtswissenschaft, vol. XXII, cahier 2/3 (1902), p. 362. Cette contribution existe également à l'état de tiré-à-part : L. W. Stern, Zur Psychologie der Aussage. Experimentelle Untersuchungen über Erinnerungstreue, Berlin, J. Guttentag, 1902.

32 On en trouve de rares mentions. Cf., par exemple B. Hart, « The Psychology of Rumour », Proceedings of the Royal Society of Medicine (Psychiatry), n°9 (1916), p. 1-26. G. W. Allport & L. J. Postman, op. cit., p. 50-51. T. Shibutani, op.  cit., Improvised News. A Sociological Study of Rumor, Indianapolis, Bobbs-Merric C°, 1966, p. 5. H.-J. Neubauer, The Rumour. A Cultural History, Londres, Free Association Books, 1999, p. 157.

33 On trouve chez Bernheim une préformulation de cette définition, quand l'historien, soucieux de ne se fermer aucune porte à priori dans la recherche du fait, parle de la rumeur comme d'une source historique possible : « Mündliche Tradition. Die mündliche Wiedergabe selbst erlebter oder von anderen erlebter Vorgänge in Poesie und Prosa, in "Erzählung" und "Lied", ist die älteste Art der Tradition. Wir bezeichnen sie als "Gerücht", wenn es sich um Vorgänge der Gegenwart handelt, die der Mitteilende nicht selber angeschaut hat und deren Bericht durch den Mund vieler Unbekannter hindurchgegangen ist. » E. Bernheim, Einleitung in die Geschichtswissenschaft. (Durchgesehener Neudruck), Berlin & Leipzig, Göschen'sche Verlagshandlung, 1889 (Sammlung Göschen), p. 85. Cette conviction avant-gardiste n'est pas reprise par les historiens contemporains : ainsi, bien que les travaux de Bernheim soient cités abondamment par Seignobos et Langlois, la tradition orale y est encore décrite comme un feu follet… « La tradition orale est par sa nature une altération continue ; aussi dans les sciences constituées n'accepte-t-on jamais que la transmission écrite. » (C.-V. Langlois, & C. Seignobos, Introduction aux études historiques, Paris, Kimé, coll. « Le sens de l'histoire », 1898 (2e éd. : 1992), p. 151) Les tenants des Annales s'en empareront 20 ans plus tard, et en feront une composante essentielle de la recherche historique.

34 Par exemple : « Il n'en venait ni la lueur ni la rumeur qui montent des villes européennes ; Delhi endormie emplissait la chambre d'un immense repos » A. Malraux, Antimémoires, Paris, Gallimard, 1967, p. 363.

35 Le trait discontinuiste est ici forcé : en l'absence d'autres indices, l'exposé d'un premier dispositif expérimental fait date. Mais cette invention n'existe pas sans le positivisme dominant de l'époque, ni sans les constructions théoriques correlatives (la Gestaltpsychologie, la linguistique structurale, voire les sciences sociales elles-mêmes). La base conceptuelle de la rumeur s'élargit ainsi, pour se fondre dans les paradigmes et les idéologies qui traversent les époques et les groupes sociaux.

36 « Ich ahmte die Bedingungen des Gerüchts dadurch nach, daß jede der beteiligten Personen dasjenige, was sie von der vorhergehenden gehört hatte, an die nächste Person weiter geben mußte. » L. W. Stern, op. cit., « Zur Psychologie der Aussage. Experimentelle Untersuchungen über Erinnerungstreue ». Zeitschrift für die gesamte Strafrechtswissenschaft. Vol. xxii, cahier 2/3.p. 362.

37 Cf.R. Nisbet, History of the Idea of Progress, Londres, Basic Books, 1980.

38 Stern s'intéresse à la psychologie de l'enfance et développe à cette fin le premier test d'intelligence comparatif, le Quotient Intellectuel, en s'inspirant des travaux de Binet et Simon, et ouvrant la voie à Terman, à qui est attribué généralement la notion finale de q. i.

39 Cf. par exemple E. Kulischer, « Das Zeugnis von Hörensagen », Grünhuts Zeitschrift für das Privat- und öffentliche Recht der Gegenwart, vol. 24 (1906). O. H. Michel, « Über das Zeugnis von Hörensagen bei Kindern -- Zwei Schulversuche », Zeitschrift für angewandte Psychologie, n°1 (1908). R. Oppenheim, « Zur Psychologie der Aussage », Zeitschrift für angewandte Psychologie und psychologische Sammelforschung, n°4 (1911).

40 B. Hart, « The Psychology of Rumour », Proceedings of the Royal Society of Medicine (Psychiatry), n°9 (1916). Réédité par deux fois en 1927 et 1929 : B. Hart, Psychopathology, Cambridge, Cambridge University Press, 1927. B. Hart, Psychopathology. Its development and its place in medicine (2nd ed.), Cambridge, Cambridge University Press, 1929.

41 F. van Langenhove, Comment naît un cycle de légendes. Francs-tireurs et atrocités en Belgique, Paris, Payot, 1916. Paru en anglais en 1916, sous le titre The Growth of a Legend, New York, Putnam's Sons.

42 A. Ponsonby, Falsehood in War-Time : Containing an Assortment of Lies Circulated Throughout the Nations During the Great War, 1928.

43 F. Gorphe, La critique du témoignage, Paris, Dalloz, 1927.

44 M. Bloch, « Réflexions d'un historien sur les fausses nouvelles de la guerre », in Revue de synthèse historique, 1921.

45 « As one of his students, I find my own thinking considerably influenced by him ». G. W. Allport, « The Personalistic Psychology of William Stern », The Person in Psychology. Selected Essays, Boston, Beacon Press, 1968, p. 271.

46 Cf. G. W. Allport, « William Stern : 1871-1938 », American Journal of Psychology, vol. 51 (1938).

47 « The year in England was spent largely in absorbing my German experience. » G. W. Allport, op. cit., The Personalistic Psychology of William Stern. The Person in Psychology. Selected Essays. Boston: Beacon Press, 440 pages.p. 387.

48 G. W. Allport, « Change and Decay in the Visual Memory Image », British Journal of Psychology, vol. 21 (1930).

 

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