Pascal Froissart

La résistible ascension de la rumeur mondialisée

 

Source: Froissart, Pascal, 2004 : 589-599.
Questionner l'internationalisation. Cultures, acteurs, organisations, machines.
Paris : SFSIC, 734 pages.

 

La rumeur semble se prêter d’évidence au thème de la mondialisation, dans un sens géographique tout du moins : grâce aux réseaux électroniques qui strient la planète, on imagine volontiers une « rumeur mondialisée », sans substrat culturel, ni stratification sociale, ni enjeu. Mieux, le concept de "rumeur", appuyé sur celui de "masse", semble donner corps à l’ambiguïté d’une idéologie mondialiste qui fait des citoyens de tout pays une nouvelle masse indifférenciée (plus de libre arbitre chez les consommateurs, chez les acteurs politiques, chez les créateurs ! semble chanter le chœur). De nombreux exemples issus du monde des "rumorologues" donnent raison à cette thèse : les chaînes de lettre franchissent les frontières et les langues ; le marquage linguistique des pages Internet paraît évoluer de conserve, quelles que soient les langues, comme s’il existait une « actualité mondiale » ; une sorte de socle commun peut même être distingué à certaines rumeurs, anciennes ou nouvelles. En contrepoint néanmoins, que ce soit pour l’affaire des « rétrécisseurs de sexe » ou du « monstre mi-singe mi-homme », les exemples de rumeurs confinées à des aires culturelles malgré leur immense médiatisation viennent rappeler qu’il ne suffit pas de connaître une histoire pour la faire circuler, ni pour a fortiori y croire.

Il n’est pas rare qu’on prétende que les rumeurs sont vouées à être globales, à circuler tout autour du globe sans connaître d’obstacles ni de ré-interprétations. De nombreux indices vont dans ce sens : les rumeurs sur Internet sont naturellement de ceux-là. Quoi de plus fascinant de découvrir que la « rumeur des seringues au cinéma » a longuement circulé au Québec avant d’inonder la France (cf. Tableau 1), où on la croit indiciblement attachée à la ville d’Issy-les-Moulineaux (lieu d’où est parti l’un des démentis) ?

Tableau 1. La rumeur des seringues au cinéma, au Québec et en France

Ceci s’est passé à Montréal. Il y a quelques semaines de cela, dans un cinéma, une personne s’est assise sur quelque chose de piquant sur un des sièges. Lorsqu’elle s’est relevée pour voir de quoi il s’agissait, elle a trouvé une aiguille plantée a travers le siège avec une note attachée disant : " Vous venez d’être infecte par le VIH "

Le Centre de Contrôle des Maladies rapporte plusieurs événements similaires dans plusieurs autres villes récemment. Toutes les aiguilles testées SONT positives VIH. Le Centre rapporte qu’on a trouve des aiguilles aussi dans les retour de monnaie de téléphones publiques ainsi que de machine distributrice de liqueurs douces.

(extrait d’un courriel reçu le 20/02/2001 d’un correspondant québécois, sous le titre « Très important »)

Ceci s’est passé a Paris. Il y a quelques semaines de cela, dans un cinéma, une personne s’est assise sur quelque chose de piquant sur un des sièges. Lorsqu’elle s’est relevée pour voir de quoi il s’agissait, elle a trouvé une aiguille plantée à travers le siège avec une note attachée disant : " Vous venez d’être infecté par le VIH"

Le Centre de Contrôle des Maladies rapporte plusieurs évènements similaires dans plusieurs autres villes récemment. Toutes les aiguilles testées SONT positives VIH. Le Centre rapporte qu’on a trouvé des aiguilles aussi dans les retours de monnaie de distributeurs publics.

(extrait d’un courriel reçu le 28/02/2001 d’un correspondant français, sous le titre « Fwd : [Fwd : Tr : ATTENTION ATTENTION ATTENTION IMPORTANT] ». Le soulignement signale des modifications.)

La « rumeur des seringues au cinéma » a circulé allègrement par courrier électronique, tantôt du côté canadien, tantôt du côté français – en changeant seulement quelques lieux et quelques références : Paris remplace Montréal, les québécismes disparaissent (« liqueurs douces »), quelques fautes d’orthographe sont ôtées ou ajoutées… Dans tous les cas, il s’agit indubitablement de la même histoire, qui n’est de plus qu’une variante d’autres récits d’horreur qui circulent depuis les années 1980, marquées du sceau de la “révélation a posteriori” : ici, une note manuscrite porte l’inscription « Vous venez d’être infecté par le Vih » ; là, une jeune femme énigmatique se laisse séduire par un inconnu de passage et laisse à l’aube, au rouge à lèvres sur un miroir, l’inscription « Welcome to the world of Aids » 1).

 

Actualisation géographique de la rumeur

On a là la preuve qu’on aurait tort de parler de croire en une « rumeur d’Issy-les-Moulineaux » qui a sauté allègrement par-dessus frontières et cultures. Mais la tentation est grande. D’autant plus grande que les antécédents sont nombreux. Parmi eux, il y a naturellement la « rumeur d’Orléans », nommée ainsi parce qu’un compte-rendu d’enquête a été publié dans une grande maison d’édition parisienne 2. Pourtant, là encore, l’attribution géographique est usurpée. De l’avis même des chercheurs qui étudièrent la rumeur à Orléans, le phénomène dépassait largement la seule préfecture du Loiret : dix ans avant la “cristallisation” (ou peut-être simplement la “crispation”) dans la ville d’Orléans, elle était déjà attestée à Paris, Toulouse, Tours, Limoges, Douai, Rouen, Le Mans, Lille, Valenciennes, Poitiers, Châtellerault… 3 Au total, la « rumeur d’Orléans » aura connu une diffusion quasi générale dans les pays occidentaux, de 1924 à aujourd’hui, en France comme au Québec, en Italie, ou en Corée 4. À chaque fois, seuls quelques détails changent : le nom d’une rue, le type de commerce, ou la nationalité des ravisseurs supposés. Mais l’histoire elle-même ne change guère : méfiez-vous des cabines d’essayage, on s’y fait enlever, on y disparaît corps et biens…

La rumeur est donc prise en étau entre une réalité visiblement peu soucieuse des effets de frontière et de géographie, et une conceptualisation encore trop métaphorique, liée à un univers militaire (la « prise d’Orléans » comme la « guerre de Troie ») ou religieux (la « pucelle d’Orléans » comme « l’oracle de Delphes »). C’est comme si l’on essayait de faire entrer à tout prix un phénomène de communication difficile à caractériser dans un concept construit sur de mauvaises bases : prétendre comme dans les métaphores à l’unité de l’objet est faire déjà une dangereuse hypothèse sur la circulation des rumeurs.

L’ethnologue Van Gennep se moquait déjà en 1910 de ceux qui faisait de la métonymie une manière de vivre : « on ne peut, en voyant une machine à imprimer moderne reconnaître l’auteur de chacun des perfectionnements de détail par l’accumulation desquels elle est arrivée à sa constitution actuelle. Même avec l’écriture, les archives, les journaux, les revues, nous n’arriverions pas non plus à nommer les inventeurs réels de la bicyclette, de l’automobile, de la locomotive. En désespoir de cause, on choisit l’un des noms qui se présentent et on crée ainsi un inventeur unique révéré des enfants et des foules, par un procédé de simplification inexact qui est celui-là même qui a présidé autrefois à la création des héros civilisateurs légendaires. » (p. 28) Ainsi est-ce également qu’en désespoir de cause, on nomme les rumeurs par l’endroit où elles surgissent !

Même la langue ne semble pas un obstacle à la rumeur. Le cas des « décalcomanies au Lsd » en est la démonstration frappante, ainsi que l’illustre l’enquête de Jean-Bruno Renard 5 : parti d’un tract « original » écrit en anglais en en 1980 (aux États-unis) 6, le texte a été traduit au Québec (de nombreux détails locaux en font foi), puis s’est diffusé en France par l’intermédiaire d’un voyageur de bonne volonté. « Dans ce communiqué, il est question de tatouages piqués de drogue (lsd) appelés blue star qui seraient vendus ou donnés aux enfants dans les écoles. Ces petits tatouages seraient munis d’étoiles bleues ou de personnages de bandes dessinées et le tout, enveloppés dans du papier d’aluminium. » 7 Comme le support écrit conserve fidèlement les annotations et surcharges, cela permet de suivre sans trop de problème le cheminement du message : « Information transmise par M. le Professeur J*** de la Faculté de Chirurgie Dentaire de Nice (Département de Pédodontie) » 8, par exemple ; ou « En provenance de l’Hôpital Sainte-Justine. Information. Signé : Sylvio L***. Prévenir Service de garde » 9.

Reprenant la phraséologie de Van Gennep, Jean-Bruno Renard commente l’infidélité des récits en matière d’attribution géographique : « La localisation / délocalisation s’observe dès les premières variantes du tract : la présence des tatouages est signalée en Nouvelle-Angleterre, puis à Windsor et Fort Huron, puis au Canada ; ensuite les petites étoiles bleues “sont arrivées en France” et enfin “les premières ont été découvertes à Paris”. On voit alors que la phrase “Elles peuvent arriver ici plus vite qu’on ne le pense” permet de donner au mot “ici” un sens chaque fois nouveau : c’est le Québec par rapport aux Usa, la France par rapport au Canada, etc. » (p. 35)

Les rumeurs suivent là un phénomène extrêmement courant d’actualisation géographique. Or le phénomène de « relocalisation » est connu de longtemps pour les contes et les légendes. Dès le début, le débat est vif, car le débat porte aussi sur un possible évolutionnisme : la sphère d’influence des légendes est-elle liée à l’histoire collective, un lieu, un “peuple” ? Van Gennep prend position, et use des termes de “province” et d’“aire thématique” pour éviter de tomber dans le biais nationaliste ou ethnocentrique : « Il existe des “provinces” ou des “aires thématiques” qui ne répondent ni aux provinces linguistiques, ni aux provinces ethniques, ni aux provinces culturelles. Autrement dit : la production thématique populaire ne dépend ni de la langue, ni de la race, ni de la civilisation » (p. 44).

 

Traces de la rumeur sur Internet

Indice supplémentaire à une rumeur « mondialisée », le fait que l’on puisse faire un relevé métalinguistique (au sens où on ne repérerait que l’occurrence du mot « rumeur » et non le sens attribué par chaque rédacteur) de la rumeur sur Internet. Un relevé régulier (mensuel) du nombre de pages indexées dans Google, l’un des moteurs de recherche les plus puissants disponibles sur Internet, indique en effet une remarquable similitude dans l’utilisation du terme dans le monde occidental (cf. Figure 1).

Figure 1. Occurrences du mot rumeur sur Internet

Le mot "rumeur" sur Internet est le signe, non de la circulation de la rumeur sur le réseau, mais du repérage par les rédacteurs successifs de récits qualifiés de rumeur. Au début de l’année 2004, environ 1,7 million de pages utilisent le mot "rumor" (échelle de gauche) ; 180 000 le mot "rumeur" et 130 000 le mot "Gerücht" (échelle de droite) — les trois mots étant synonymes en langues anglaise, française et allemande. On remarque d’une part l’augmentation régulière de l’emploi du terme sur Internet (mais cela mérite une analyse plus poussée, infra), d’autre part des "poussées de fièvre" régulières qui sont dûes sans aucun doute aux moments de crise que les pays occidentaux ont vécu ces trois dernières années :

  • en septembre 2001, on assiste à une chute du nombre de pages employant le mot “rumor”. Cela est dû sans aucun doute aux attentats perpétrés à New York, qui ont entraîné par ricochet une censure assez généralisée dans la sphère anglo-saxonne. 10
  • entre l’automne 2001 et le printemps 2002, on assiste à une explosion du nombre de pages utilisant le mot “rumeur” (126 % d’accroissement, plus du double). Cela est dû probablement à la discussion généralisée sur les faits présentés dans les médias anglo-saxons – ce qui allait devenir l’« affaire Meyssan », du nom de cet auteur français qui met en vente en mars 2002 un livre intitulé L’effroyable imposture où l’on trouve une remise en cause radicale des thèses officielles sur le déroulement des attentats de New York (la matière première de l’ouvrage est trouvée sur Internet : 75 % des sources présentées sont en effet directement consultables en ligne 11 )
  • depuis décembre 2003, on assiste à une nouvelle explosion (50 % d’accroissement, en deux mois) qui est due sans doute aux discussions autour de la Seconde guerre d’Irak (de mars à mai 2003, le conflit armé a laissé place à une occupation américaine qui suscite de nombreux commentaires, en particulier sur les « armes de destruction massive » apparemment surévaluées) – il est possible aussi que cette soudaine hausse soit due à une ré-indexation en profondeur de la base de données de Google.

L’indicateur « occurrences du mot "rumeur" » s’analyse dans l’absolu : en particulier, il est vain de s’étonner de la constante progression depuis 2001 ; dans la même période en effet, le nombre de pages disponibles sur Internet a augmenté fortement. On peut contrôler ce biais en rapportant le nombre de pages citant le terme "rumeur" au nombre de pages total, indiqué par Google sur sa page d’accueil (cf. Figure 2).

Figure 2. Fréquence du mot "rumeur" sur Internet

En observant les fréquences et non plus les occurrences des termes “rumor”, “rumeur” et “Gerücht” sur Internet, on constate que la progression n’est donc pas corrélée au nombre de pages disponibles dans la base de données de Google 12 : à part des variations conjoncturelles, il ne semble pas qu’entre 2001 et 2004 il ne se dégage une tendance. Au contraire, on peut être surpris par la remarquable stabilité du terme (il faudrait avoir des données de contrôle, qui manquent ici). En revanche, la soudaine flambée du terme “rumeur” entre l’automne 2001 et le printemps 2002 semble se confirmer… encore que la chute brutale de la fréquence d’apparition soit extrêmement étrange et rende l’hypothèse « Meyssan » un peu hasardeuse. L’analyse des fréquences paraît finalement peu fiable.

Il n’en reste pas moins un enseignement assez remarquable : quelle que soit la langue employée, la variation du nombre de pages est corrélée. En utilisant le coefficient de Pearson pour comparer les effectifs entre mars 2001 et février 2004, on s’aperçoit que la corrélation est forte : 81 % entre langues anglaise et française (96 % sur la période comprise entre mai 2002 et février 2004) ; 73 % entre langues française et allemande (90 % sur la période comprise entre mai 2002 et février 2004) ; 84 % entre langues anglaise et allemande (90 % sur la période comprise entre mai 2002 et février 2004). Le terme de "rumeur" sert à commenter l’actualité internationale, et les trois zones linguistiques sont étroitement reliées par une économie et souvent une politique commune : on s’aperçoit néanmoins qu’il existe un usage commun — quelle que soit la langue utilisée, en tout cas — du terme.

 

Sphères culturelles communes

Enfin, une série d’indices laisse penser que la rumeur ne peut être que globale. D’abord, le rôle des agences de presse, qui ne sont pas à l’abri d’une diffusion accidentelle d’information requalifiée en rumeur après coup. Ensuite, le fait que certaines « rumeurs » sont largement inspirées d’un folklore commun à tous les peuples occidentaux : l’exemple le plus frappant est le récit biblique de la prédiction de l’apôtre Philippe (« Sur la route de Jérusalem à Gaza, déserte et à midi, l’apôtre Philippe arrête le char d’un eunuque, haut fonctionnaire de la reine d’Éthiopie, et monte à ses côtés. Après lui avoir annoncé la Bonne Nouvelle de Jésus et l’avoir baptisé, Philippe disparaît, enlevé par l’Esprit saint. » 13) qui ressemble de manière frappante à toutes les rumeurs de prédiction / disparition modernes, telles celles de « L’auto-stoppeur fantôme ». Dans sa version québécoise par exemple, relevée à l’automne 1992 dans la région du Saguenay, un homme fait monter une « belle jeune fille faisant du pouce sur une route secondaire ». Lorsqu’elle a disparu, « intrigué, le routier se rend à l’adresse [qu’elle lui avait indiqué…] et là, il rencontre un couple qui l’informe que leur fille s’est tuée dans le parc [des Laurentides] il y a trois ans » 14 « …mais qu’aujourd’hui c’est son anniversaire » 15. Cette rumeur est contée tant en France qu’au Québec ou aux États-unis, et la meilleure explication à sa présence sur tous les continents et toutes les langues réside dans le fait que la “trame narrative” est issue d’une culture religieuse largement partagée par les Occidentaux.

L’accumulation des preuves fait de la rumeur un phénomène inéluctablement mondial. À observer la diffusion des courriers électroniques appelés rumeur par les observateurs, qui sont tantôt adaptés tantôt traduits, et qui circulent dans tous les pays, on pouvait croire à une "rumeur globale" ; à observer l’usage du terme "rumeur" au gré du nombre de pages qui l’arborent, on pouvait trouver une confirmation à la globalisation des rumeurs. Il y a pourtant des indices qui laissent penser que c’est aller trop vite en affaire.

 

La rumeur diverge néanmoins…

Certains phénomènes étranges peuvent montrer néanmoins un enracinement local à la rumeur. Commençons par le plus paradoxal : le “repérage” de la rumeur est indubitablement lié à la culture d’origine. Si l’on se fie aux sites qui lui sont consacrés, sites de référence et les sites de collectionneurs éclairés 16, on observe un biais culturel évident (Tableau 2).

Tableau 2. Les sites de références sur la rumeur, selon les pays

Adresse du site

Pays d’hébergement

www.ulrc.com.au

Australie

www.storyactive.com

Canada

www.arobase.org

France

www.hoaxbuster.com

France

www.scaryduck.com

Grande-Bretagne

www.hoaxkill.com

Pays-Bas

www.legends.org.za/arthur/welcome.html

Zaïre

hoaxbusters.ciac.org

Usa

urbanlegends.about.com

Usa

www.breakthechain.org

Usa

www.chainletters.net

Usa

www.hoaxinfo.com

Usa

www.liespeopletell.com

Usa

www.museumofhoaxes.com

Usa

www.publicfiction.org

Usa

www.purportal.com

Usa

www.pyramidschemealert.org

Usa

www.scambusters.org/legends.html

Usa

www.sewergator.com

Usa

www.snopes.com

Usa

www.truthorfiction.com

Usa

www.urbanlegends.com

Usa

www.urbanmyths.com

Usa

www.vmyths.com

Usa


Corpus : sites spécialisés, en nom propre seulement, déposé auprès d’un registraire (sans égard pour la pertinence, ni l’audience)  17

Il va de soi que la langue dominante sur le Réseau implique que les pages les plus visibles sont anglophones, mais il est tout de même remarquable de voir la proportion de sites consacrés à la rumeur aux États-Unis. Sur 24 sites répertoriés dans un corpus constitué à partir de leur popularité (l’un des indicateurs retenus est la présence dans les annuaires de sites, de type Yahoo! ou Google), seuls 7 sont étrangers aux Usa. On pourrait conclure à une “américanité” du concept de rumeur, en ce sens que les sites américains sont légion, et sans doute également les plus consultés. Bien qu’on ne puisse vraiment nier ce fait, c’est aller trop vite car les biais sont nombreux : d’abord le fait linguistique (fin 2003, 36 % des internautes sont anglophones 18 ; de plus, ma propre compétence linguistique m’empêche d’observer ce qui se passe dans la sphère asiatique, par exemple, malgré l’immense nombre d’internautes 19) ; ensuite, le fait technique (les foyers américains sont plus équipés que la plupart des foyers des autres pays ; les logiciels sont américains dans 98 % des cas 20) ; enfin, c’est faire fi d’une culture nord-américaine de l’anecdotique, qui légitime volontiers le détail et l’exotique, et dont fait preuve l’extrême vigueur des mouvements universitaires attachés aux Cultural Studies.

Enfin, dernière série d’arguments qui tend à montrer que la diffusion des rumeurs est largement liée au contexte d’émergence, de nombreuses rumeurs, fort bien documentées par ailleurs, restent cloisonnées dans des « aires thématiques », pour reprendre l’expression de Van Gennep… bien qu’elles soient largement disponibles sur Internet.

La rumeur du chien 21, apparue dans les années 1970 en Afrique de l’ouest, a connu ainsi plusieurs “poussées de fièvre” : en 1977 et 1993 en Guinée, et aujourd’hui en Côte-d’Ivoire : « Un acte de prostitution révoltant. C’est que, quelques jours auparavant, [deux “filles”] sont allées vendre leur charme à des militaires français, dans les environs de l’aéroport, pour 30 000 Fcfa chacune. Et, selon leur contrat, après le passage des Blancs, elles devaient faire ça avec deux bergers allemands. […] Sentant la douleur et paniquées, elles ont voulu se dégager des chiens. Ce qu’elles ne savaient pas, c’est que lorsqu’un chien veut se libérer, son sexe prend du volume et il s’agrippe avec violence à sa chienne. Ce qui pour lui est normal. Frustrés donc de voir leur plaisir brutalement s’arrêter avant terme, ils ont manifesté leur mécontentement avec griffes et gueule sur leurs partenaires sexuelles qui se sont retrouvées à l’hôpital. Puis à la morgue pour l’une des filles avides d’argent et sans scrupule. » 22 À chaque fois, l’histoire plonge dans le sordide et le graveleux – mais c’est bien la même histoire à chaque fois, à quelques variations près. Or ce fait journalistique (car il est raconté comme vrai) ne semble pas sortir de l’aire thématique ouest-africaine. C’est la preuve – peu inédite, il est vrai, mais toujours bonne à rappeler – qu’une composante culturelle intervient dans toute diffusion de rumeur.

D’autres rumeurs suivent le même exemple. Bien que disponibles sur Internet, dans la presse, et dans le folklore, elles ne quittent pas l’aire thématique qui est la leur. On pourrait parler encore de l’Afrique de l’Ouest, avec la rumeur des « rétrécisseurs de sexe » qui semble courir depuis le milieu des années 1990 23 : des « étrangers » (des Nigérians au Bénin, des Libériens au Gabon, etc.) auraient le pouvoir de faire disparaître par sorcellerie les organes sexuels de ceux qu’ils croisent. Des troubles éclatent fréquemment : lynchages des présumés sorciers, exécutions extrajudiciaires, émeutes… 24 ce qui reste malgré tout habituel dans des pays où la justice populaire s’exerce ainsi tout au long de l’année (certes, c’est d’autant plus révoltant que l’objet de la vindicte est vain ; mais il n’y a malheureusement pas là matière à nouveauté).

On pourrait enfin citer la rumeur du Monkeyman (Figure 3). En 2002, un monstre à tête de singe échappe à toutes les polices, malgré une mise à prix de 50 000 roupies… Il mutile ses victimes, sème la terreur à coup de griffes : les témoignages se multiplient dans la presse, les autorités politiques, policières et même militaires sont sur les dents. L’Inde tout entière, et par là également la diaspora indienne de par le Monde, est au bord de la syncope.

 

Figure 3. Illustration parue dans la presse indienne
de la réalité du monstre Monkeyman

Source : « "Monkey man" reports spread fear in Indian state ».
Ananova.com. http://www.ananova.com/news/story/sm_633538.html

Comme l’analyse excellemment Jean-Jacques Mandel 25, on peut voir là une réincarnation en négatif du dieu-singe Hanuman, archange et médiateur entre les humains et les divinités… Le singe est un animal hautement familier dans les grandes villes indiennes, on en compte des milliers à l’état demi-sauvage, non comptés tous les “singes domestiques” qui accompagnent les Indiens dans leur vie quotidienne. C’est pourquoi sans doute, là encore, la rumeur du Monkeyman ne s’échappe guère de la sphère indienne, malgré une grande présence sur Internet et une couverture médiatique extrêmement poussée au moment des “crises” (en 2002, par exemple).

 

Information, rumeur et folklore — même matière ?

Pour comprendre la diffusion des rumeurs dans l’espace, il faut recourir aux vieilles leçons des sociologues fonctionnalistes américains, qui voyait en toute diffusion médiatique une diffusion thématique avant tout (ainsi était-on « influents » en matière politique quand on est un homme mais non en matière de mode) ; ou aux observations des spécialistes de la rumeur qui voyaient clairement une diffusion par sujet d’intérêt pratique (les adultes sont d’autant plus intéressés par les rumeurs qui touchent les enfants… qu’ils en ont 26). On peut également faire appel au bon sens, tout simplement, car la rumeur n’échappe pas à la plaisante « loi de la proximité » qui gouverne également le choix des informations. Comme le dit Pierre Marc, « il existe sûrement des personnes qu’indiffère la sexualité de tel proche de la Reine d’Angleterre, même si son comportement est important aux yeux de certains et s’il les amène à d’agréables indignations et à de longs bavardages. » 27 Aussi les nombreuses adresses de sites et autres courriers électroniques traitant de l’actualité électorale américaine par exemple ne parviennent-ils guère en France – tout au plus dans la sphère restreinte des américanistes. De même, les mises en garde sur différentes entreprises françaises soupçonnées d’être les victimes de rumeur ces dernières années (Nature et découvertes, Buffalo Grill, Total) n’ont guère de chances de traverser durablement l’Atlantique.

Il reste sans doute à inventer un parcours de la rumeur et l’inscrire un « espace hodologique » : « L’espace où se déploie la rumeur, la route (hodos) qu’elle prend, que nous qualifions d’espace hodologique, permet d’éviter la dichotomie groupes clos / groupes ouverts qui ne rend guère compte des chemins qu’elle emprunte, des connexions qu’elle crée et de celles qu’elle déconnecte. Car le “on” de la rumeur qui se prévaut en même temps d’un ensemble, d’un “nous” non constitué, se déploie dans un espace commun qui fait feu de tout bois. » 28 Mais, pour cela, il ne faudra pas compter sans l’étude du contexte, de la culture, de tout ce que comprend déjà l’étude du folklore. La rumeur est en effet un phénomène extrêmement lié au folklore, en ce sens que la plupart des récits qui sont nommés rumeur partagent les mêmes traits communs que les légendes, les mythes, et les blagues : ils circulent non de lieux en lieux, mais de groupes en groupes.

 

Notes

1 Cf. article « VIH – Alerte de la GRC canadienne et de la police parisienne » sur http://www.hoaxbuster.com/ hliste/ fev01/ hiv.html (en français) ou celui de David Emery, « Welcome to the world of AIDS », sur http://urbanlegends.about.com/science/urbanlegends/ library/ weekly/ aa052198.htm (en anglais). Ou encore les livres de Campion-Vincent & Renard (Légendes urbaines. Rumeurs d’aujourd’hui. Paris : Payot, 1992) ou de Brunvand (Curses ! Broiled Again ! New York : W.W. Norton, 1989), toujours croustillants…

2 Morin, Edgar & coll., 1969 : 28. La rumeur d’Orléans. Paris : Seuil, coll. « L’histoire immédiate », 255 p.

3 Morin, Edgar & coll., 1969 : 19

4 Cf. Froissart, Pascal, 2002 : 94. La rumeur. Histoire et fantasmes. Paris : Belin, coll. « Débats », 280 p.

5 Jean-Bruno Renard, 1990 : 26. « Les décalcomanies au Lsd. Un cas limite de rumeur de contamination ». Communications. N°52, pages 11 à 50.

6 Brunvand, Jan Harold, 1984 : 167. The Choking Doberman and Other “New” Urban Legends. New York : W.-W. Norton & C°.

7 Communauté urbaine de Montréal, Police, 1991. « Information erronée circulant auprès des jeunes sur l’existence de tatouages piqués de drogue ». Communiqué de presse. 16 octobre. 1 page. Aimablement communiqué par Lyse Laberge (Documentation personnelle).

8 Renard, Jean-Bruno, 1990. Op. cit.

9 Laberge, Lyse,1993. Documentation personnelle.

10 Cf. Privacy International & GreenNet Educational Trust, 2003. Silenced : an international report on censorship and control of the Internet. Disponible sur www.privacyinternational.org/ survey/censorship

11 Cf. Froissart, Pascal,2002 : 14. Op. cit.

12 Cette dernière n’est pas mise à jour en continu, mais par “période” (deux ou trois mois), ce dont Peter Norving, le Directeur de la qualité de recherche (sic) chez Google s’explique dans Wired. http://www.wired.com/ news/ infostructure/ 0%2C1377%2C58497-2%2C00.html. Voir aussi http://microdoc-news.info/ home/ NewsOnGoogle/ 2003/ 07/ 07.html/1

13 Actes des apôtres. 8, 26-40. Cités par Fish, Lydia, 1976. « Jesus on the Thruway : the Vanishing Hitchhiker Strikes Again ». Indiana Folklore. Vol. 9, nº 1, pages 5 à 13.

14 Thériault, Paul-Émile, & Boivin, Normand,1992 : A8. « Fantôme du Parc des Laurentides. La réalité dépasse parfois la fiction ». Le Progrès-Dimanche (Chicoutimi), 6 septembre, page A8.

15 Roberge, Martine, 1989 : 88. La rumeur. Québec : Université Laval & Célat, 76 p.

16 On en dénombre une cinquantaine dans la page « Yahoo Directory on Urban Legends », http://dir.yahoo.com/Society_and_Culture/Mythology_and_Folklore/ Folklore/ Urban_Legends

17 Exemples de sites écartés : http://www.silcom.com/~barnowl/chain-letter/evolution.html qui fait pourtant autorité en la matière ; http://www.touristofdeath.com qui semble extrêmement utile à l’analyse des rumeurs parodiques…)

18 http://www.glreach.com/globstats/index.php3

19 Pourtant, en 2003, un quart des internautes au moins sont issus de cette zone (Chine : 12 % ; Japon ; 10 % ; Corée : 4 %). Cf. http://www.glreach.com/ globstats/ index.php3

20 Les logiciels de navigation (Internet Explorer, Mozilla, Netscape) appartiennent à des firmes américaines. Seul un logiciel, Opera, est d’origine norvégienne (2.1 % du marché, selon W3Schools, 2004. « Browser Statistics ». http://www.w3schools.com/ browsers/ browsers_stats.asp).

21 Cf. Froissart, Pascal, (1995) 1999 : 105-120. « La rumeur du chien. Une approche communicationnelle ». In Françoise Reumaux (dir.), 1999. Les oies du Capitole, ou les raisons de la rumeur. Paris : Cnrs Éditions, coll. « Cnrs communication », 225 p.

22 Bléoué, Herman, 2003. « Elle couche avec un berger Allemand, puis meurt » Notre Voie. Nº 14 mai. Disponible sur http://www.abidjan.net/ actualites/ article/ articles.asp?n=45031 [cache]

23 Duplat, Domitille, 2002. « Rumeur et xénophobie : un mélange meurtrier en Afrique de l’Ouest ». Hommes et libertés. Nº 117 (« Terrorisme et violence politique », janvier-mars 2002). http://www.ldh-france.org/ docu_hommeliber3.cfm?idhomme=962& idpere=934

24 Ledit, Igor 2001. « La rumeur des rétrécisseurs de sexe : entre communication traditionnelle et communication moderne dans l’Afrique contemporaine », Les cahiers du journalisme. Nº 9.

25 Mandel, Jean-Jacques, 2002 : 112-135. « L’homme-singe ». Géo. Nº 282 (août).

26 Kapferer, Jean-Noël, 1985. « Consommation : le cas de la rumeur de Villejuif ». Revue française de gestion. Nº 51, pages 87 à 93. 

27 Marc, Pierre, 1987 : 149. De la bouche… à l’oreille. Psychologie sociale de la rumeur. Cousset (Suisse), Delval, 254 p.

28 Reumaux, Françoise, 1994 : 16. Toute la ville en parle. Esquisse d’une théorie des rumeurs. Paris : L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1994, 205 p.

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