Pascal Froissart
Des théories sur la rumeur : pour quoi faire ?
Source: Pascal Froissart, 2004: 00-00. « Des
théories sur la rumeur : pour quoi faire ? ».
Conférence donnée le 15 janvier 2004. Reproduite in Les cahiers
du GRÉDAM. Paris: Université de Paris III, 2004.
Cette conférence, que le GRÉDAM et son directeur Jacques Gonnet me font lhonneur de présenter, est la suite logique de mes recherches sur la rumeur depuis une thèse de doctorat (1999) et la publication dun essai aux éditions Belin (2002). Je voudrais ici en tirer quelques éléments qui me semblent pertinents pour comprendre les enjeux posés par la recherche scientifique sur la rumeur. Aussi vous invite-je à ne pas attendre que je me prononce sur les rumeurs elles-mêmes sont-elles vraies ou fausses, rapides ou lentes, etc. En revanche, je tenterai dintroduire ici aux débats qui entourent la condition dexistence des théories sur la rumeur. Pour commencer, voyons les théories successives sur le sujet, selon leur ordre chronologique dapparition. Puis tentons danalyser ensuite les raisons de leur succès et labsence de critiques malgré les troublantes déconvenues.
Stern : linéarité de diffusion de la rumeurDans lhistoire de la réflexion menée sur la rumeur concept beaucoup plus récent que le phénomène lui-même , 1902 apparaît comme une date charnière. En effet, un texte, à mon sens fondateur, est publié cette année-là sous la signature de Louis William Stern, un universitaire allemand qui se rendra célèbre plus tard grâce à des investigations menées en psychologie de lenfance (on lui doit le journal de bord comme outil clinique ; et surtout, on lui reconnaît une grande part dans le succès du « quotient intellectuel », en ce quil a repris le « retard scolaire » que Binet mesurait dans labsolu et quil la rapporté aux aptitudes de lensemble des enfants du même âge). Stern sintéressait également à la psychologie du témoignage. Dans le cadre de ses recherches sur la mémorisation, il avait monté plusieurs expériences de psychologie judiciaire. Cest lépoque où lon découvre que la valeur ou la pertinence des dires dun témoin est indépendante de lorigine sociale, et du sexe, et de lâge : oui, une jeune ouvrière peut avoir remarqué des détails sur une scène de crime quun vieil aristocrate na pas noté Dans ces protocoles de psychologie expérimentale, une notion devint centrale pour Stern : le « détail », celui là même quen matière denquête judiciaire on rend décisif (pour arracher des aveux, confondre les suspects, faire avancer les investigations ). En 1902, Stern met en place un protocole expérimental, quil nomme « Une rumeur expérimentale » sans guère justifier le recours à la notion de rumeur (sans lien en tout cas avec larticle qui précède !). Ce protocole, qui devient rapidement le symbole même du fonctionnement de la rumeur, est classique désormais : un fait divers est raconté au premier maillon dune longue chaîne de sujets ; lhistoire est rapportée au deuxième sujet ; et ainsi de suite Au bout de quatre relais déjà, le fait divers choisi par Stern, qui comportait 149 détails au départ est réduit à 42. Non seulement le nombre de détails diminue, mais en plus ils changent, se déforment. Une sorte de fatalité semble peser sur la perte de sens dans une chaîne de sujets. Il nest donc pas difficile de conclure que la nature humaine, en société, est forcément destructrice de sens, stupide Certes, Stern na pas inventé lexercice en lui-même le protocole, sous sa forme ludique, existait déjà au Moyen Age, sous le nom de « jeu des petits papiers », et il sest poursuivi sous forme de jeu de société jusque dans nos colonies de vacances modernes, sous la dénomination de « jeu du téléphone ». Mais le psychologue a bouleversé la donne en mettant en exergue la notion de « détail », et sa comptabilité. Dès lors, il est aisé de démontrer que la rumeur, mathématiquement voire "naturellement", se développe en sappauvrissant et en se déformant. Cest là la première théorie sur la rumeur en sciences sociales, utilisant de surcroît une règle positive, menant à une première opérationnalisation. Il ne faut pas sétonner outre mesure des détours pris par cette invention conceptuelle pour parvenir jusquà nous : le début du vingtième siècle est coutumier de ces accès de fièvre positiviste (l« intelligence », la « race », la « foule », et tous ces concepts qui semblent mesurables depuis cette époque bénie du scientisme). La théorie des rumeurs de Stern sappuie, à linstar des travaux pavloviens, sur lidée que la transmission de linformation sappuie toujours sur un schéma linéaire et descendant. Ce qui est plus problématique, cest que cette expérience est reprise dans tous les manuels de psychologie expérimentale jusquà aujourdhui, et quelle est intégrée sous forme de jeu au sein des stages pour éducateurs sans aucune précaution méthodologique.
Le faux des médiasUn deuxième pan de la théorie des rumeurs apparaît en 1911 dans une revue de droit judiciaire. Une collaboratrice de Stern, Rosa Oppenheim, publie un travail où elle fait une sorte dexégèse des travaux du psychologue. Cependant, elle termine son article par une anecdote qui na pas grand rapport avec les sujets quelle traitait précédemment mais dont la répercussion est grande. Elle évoque la mésaventure survenue au Professeur Munsterberg, linventeur de lun des premiers « détecteurs de mensonges », installé aux États-Unis. Luniversitaire avait un jour découvert quon parlait de son invention dans les journaux : on annonçait quil avait utilisé sa machine pour tester un jeune criminel et ainsi le confondre. Aussitôt, Munsterberg fait paraître un démenti, puis un deuxième, puis un troisième. Mais la presse continue de faire ses choux gras de la nouvelle (pas tout à fait inventée puisque luniversitaire avait bien travaillé avec le criminel, mais sans obtenir aucun aveu). Et Munsterberg, comme Rosa Oppenheim, de se poser la question : pour quelle raison un démenti est-il pas ou peu entendu ? Oppenheim conclut (sans conclure réellement, mais cest ainsi que des textes laissent entendre peut-être davantage quils nexpliquent) que la rumeur est plus forte que la vérité, que les médias servent de résonateurs non à la vérité mais à la fausseté La conclusion de Rosa Oppenheim introduit un tournant dans la pensée sur la rumeur. Après la preuve exposée par Stern de la perversion inéluctable de la vérité dans une chaîne de sujets, il est question de latavisme des médias pour le spectaculaire, faux de préférence, qui les conduit à pervertir les informations qui leur parviennent. En lespèce, il était plus spectaculaire dimaginer que le délinquant avait vraiment été confondu au détecteur de mensonges. Le débat est encore dactualité, naturellement, et il se développe aujourdhui une véritable Science de linformation et de la communication pour venir creuser davantage les manières de faire des journalistes, souvent journalistes "de chambre", qui travaillent à partir des dossiers de presse et autres revues de presse photocopiées à la va-vite, sans toujours vérifier sur le terrain la validité des informations qui leur sont transmises.
Interpréter la rumeurLe troisième tournant dans les théories sur la rumeur vient de lintérêt de la psychanalyse pour la chose sociale. Carl Gustav Jung en est lacteur principal, sans doute parce quil connaît bien les travaux de L. William Stern, quil lui arrive de citer, sans être pourtant en accord avec lui. Lintérêt de Jung pour la rumeur naît à loccasion dune expertise qui lui est demandée au sujet dune fillette dont le comportement a jeté le trouble dans sa classe décole. Lhistoire est la suivante : la jeune fille dune douzaine dannées arrive un jour en classe et raconte à qui veut lentendre le rêve quelle vient de faire pendant la nuit. Lhistoire est osée, érotique peut-être, et met en scène le maître et la jeune fille elle-même (dans son rêve, elle monte sur le dos de celui-ci). Jung est consulté par le maître pour savoir sil faut exclure la jeune fille "vicieuse« ; en attendant, il a eu lidée de faire écrire à toutes les élèves lhistoire telle quelles en ont entendu parler. Il ne sagit donc pas dune chaîne linéaire de sujets, mais, quimporte, Jung nomme cette histoire une « rumeur » et linterprète comme telle. Il dispose dune vingtaine de documents qui, miracle ! réifient et constituent la rumeur. Aussitôt, il estime avoir affaire à un phénomène collectif, et interprète celui-ci en ce sens. (Jung accordera finalement un blanc-seing à la jeune fille et décrète quil est bien question dun fantasme collectif.) Je doute personnellement que la classe ait parlé dune seule voix, comme sil existait ce que Le Bon appelait une « âme collective ». Au contraire, je subodore la surinterprétation, mieux, leffet de réel, dû principalement à la juxtaposition des « dépositions ». En incise, je soulignerai que les pédopsychiatres daujourdhui observent souvent que les enfants victimes dabus sexuels utilisent des métaphores proches du rêve de la collégienne de Jung : son récit pouvait-il être la manifestation dune souffrance de cet ordre ? Cet aspect na malheureusement pas été pensé à lépoque. À cet égard, linterprétation dune rumeur pour ce quelle dit du groupe, et non pour ce quelle signifierait pour les individus, me paraît dangereux. Toujours est-il que le travail de Jung, en tant quinterprétation dune rumeur, a remporté un vif succès et a été par la suite abondamment cité. Les travaux contemporains sen emparent volontiers, et intègrent la rumeur comme parole collective à un anthropomorphisme social de plus en plus dominant. Pourtant, pour que la société fût un corps, il faudrait que son unité soit intangible, que les frontières ne bougent jamais, et que la hiérarchie des fonctions soit programmée dans chacune des cellules Penser la société en tant que corps social pose à mon sens dinfinis problèmes conceptuels, et politiques.
La vérité, propriété exclusive de lélite ?Le quatrième pan théorique se construit au cours de la Seconde guerre mondiale. Gordon Allport, sociologue américain, en est linitiateur. Spécialiste des théories de la personnalité et grand "manitou" de la psychologie sociale daprès-guerre, il connaît bien les recherches sur la rumeur. À vingt-deux ans, après son doctorat, il avait en effet entamé un voyage détudes en Europe, enseignant plusieurs mois à Istanbul, puis poursuivant son périple en visitant plusieurs laboratoires européens, dont celui de Stern. Professeur à lUniversité de Harvard, il népargnera pas son énergie pour aider Stern à son tour quand celui-ci, poussé à lexil en 1933 par la situation politique allemande, viendra enseigner aux États-Unis. Lentrée en guerre des États-Unis en 1941 décide Allport à proposer ses services aux autorités militaires. Il est mis à disposition des services de renseignement, chargé de travailler sur le moral des troupes et danalyser létat des arrières sur un plan psychologique. La question paraît dautant plus cruciale pour létat-major que des émissions radiophoniques dorigine allemande diffusent une propagande anti-américaine sur le territoire même des États-Unis. Quelle version des faits lopinion choisit-elle de croire ? Utilisant le concept de rumeur pour fédérer tout ce que le pays connaît alors en termes de propagande et de contre-propagande, de « guerre psychologique », aux conflits dinterprétation de deux sources opposées, de manipulation et de « viol des foules par la propagande politique » pour reprendre les termes éculés de Tchakhotine, Gordon Allport sassocie à lun de ses collègues de lUniversité Harvard, Leo Postman. Les deux chercheurs écrivent un rapport aussitôt classé secret, puis le remanient et le publient en 1947 sous le titre programmatique, Une psychologie de la rumeur (A Psychology of Rumor). De manière naturelle, ils érigent en doctrine lidée que la rumeur est fausse dès lors quelle némane pas des autorités, ce qui ne cessera pas dêtre repris par les chercheurs de toutes époques depuis lors. Ce qui était en germe dans les affirmations des chercheurs précédents est désormais affirmé : il existe une vérité dont les autorités sont susceptibles de se porter garantes. Et par conséquent, le faux, lapproximatif, est véhiculé par la masse Cette bipartition trop forte entre ceux qui savent et les autres, théorisée par Allport et Postman, sera reprise à outrance. La locution même de « téléphone arabe », spécifiquement française, utilisée par les militaires français en 1962 (lexpression nexiste pas auparavant, et nest pas utilisée ailleurs quen France) pour stigmatiser les moyens techniques des Algériens par opposition au téléphone de campagne dont ils disposaient, en est une des nombreuses illustrations. Tous les synonymes modernes de la rumeur indiquent sans exception que celle-ci émane toujours de sources non autorisées, ignorantes. Un autre héritage de cette théorie a pris la forme de Centres de contrôle de la rumeur, les Rumor Control Centers. Nées au cours des années 1960 et 1970, au moment des conflits intercommunautaires nord-américains, ces cellules de crises pouvaient être montées et démontées en 48 h et mettaient à disposition de la population des standards téléphoniques qui signalaient les endroits où se déroulaient des émeutes. En réalité, les standardistes, souvent des étudiants, trouvaient leurs informations auprès de la police, comme il semble normal en pareil cas. La légitimité policière était donc rebaptisée, et les Centres anti-rumeur étaient une sorte dhabile paravent qui laissait croire quil existait une vérité légitime et facile daccès, au bout du téléphone. Cette manuvre est sans doute héritée de cette bipartition trop grande entre vérité dÉtat et mensonge de communauté, entre savoir délite et ignorance du peuple.
Les raisons du succèsLes quatre grands courants théoriques concernant la rumeur que nous avons retracés sont toujours dactualité, sous diverses formes. Aujourdhui encore, on parle de la rumeur en termes sterniens, en évoquant la linéarité de la diffusion et en repérant une rumeur en fonction des « détails » qui la composent. Il est encore question de latavisme des médias pour le faux, suivant ainsi lavis oppenheimien. Nous héritons aussi de Jung la croyance en la possibilité dinterpréter les rumeurs pour ce quelles "signifient", et dAllport lillusion que la vérité existe, appartenant plus aisément aux élites quà la masse populaire. Si ces croyances ont été remises en cause dans dautres domaines, en matière de théories sur la rumeur, on dirait quelles ont toujours cours. Nous pouvons commencer néanmoins de douter de leur justesse, et de nous demander pour quelles raisons elles subissent peu le feu de la critique. Rappelons combien ces pans théoriques sont imprégnés du positivisme qui a présagé aux premières études de Stern. Aujourdhui, par exemple, on trouve dans les écoles de management des cours de communication où lon mesure les rumeurs, à coup de veille informationnelle ou stratégique, dobservatoire, ou déconomie de la réputation ; puis ces étudiants sont recrutés par les cabinets conseils pour poser des « diagnostics » de rumeurs, et faire des plans de communication censés être capables darrêter les rumeurs dans les entreprises. Visiblement, les sciences humaines et sociales ont du mal à faire le deuil de lutopie positiviste comtienne, particulièrement développée entre 1890 et 1930, qui permettait de croire quon arriverait à mesurer la véracité, la crédulité, lintelligence, davoir à disposition des outils théoriques pour mesurer la morale de la société ! Dans la même veine, penser que le faux se propage de manière linéaire est bien rassurant. On peut croire quil suffit alors disoler la source de la rumeur, de prouver que la nouvelle est fausse, et de publier un démenti clair et efficace, pour quenfin « les gens » le croient. Cette vision simpliste est confortable, bien que peu soutenable : dune part parce que le faux est une notion nettement problématique (sans tomber dans le relativisme, on peut chercher à savoir ce quest le faux, pour qui, pour combien de temps ?) ; dautre part, parce la diffusion des informations dans les sociétés humaines est tout sauf linéaire. Mais cela nempêche pas les théories sur la rumeur de se propager. Dautres raisons lexpliquent sans doute. Une analyse anthropologique de la vie des médias, par exemple, montre que les journalistes ont besoin de lexistence des rumeurs (moins en tant que réalité quen termes de représentation), pour pouvoir faire exister mieux leur pratique dinformation, toute artisanale quelle soit. Cest ainsi que perdure léquation antagoniste mise en place par les journalistes eux-mêmes : moins de rumeur équivaudrait à plus dinformation. On pourrait également mettre en parallèle notre imaginaire social, apparemment désenchanté (que ne parle-t-on pas des climats délétères, de la mondialisation destructrice, voire du déclin de la civilisation, etc.) avec limage même véhiculée par les théories sur la rumeur : cette dernière cadre parfaitement avec la vision dun univers social en déliquescence.
Critiques à apporterLe succès immodéré des théories sur la rumeur mène à des excès pratiques, que jai évoqués avec les Rumor Control Centers. Il y a également des dommages "collatéraux" de nature plus conceptuelle, à limage par exemple de ces vieux fantômes qui ressurgissent périodiquement, les « mouvements de mode », les « paniques », etc. Sans doute faut-il aussi ne pas oublier que limaginaire de la rumeur nourrit toutes ces idées de « contagion des idées » sans oublier cette idée saugrenue, propagée par les généticiens, dun « mème » (sur le modèle du gène ou du « détail », Saint-Stern priez pour nous) qui serait la brique primordiale de tout récit en circulation dans la société (on a inventé une science "mémétique" pour y remédier). En dépit de leur incontestable succès, les théories sur la rumeur méritent le feu nourri de la critique. Ce qui fait problème tout dabord est un vieux reproche fait aux théories linéaires de linformation et de la communication, que ce soit la théorie du boulet de canon (Magic Bullet Theory) promue par Schramm, ou simplement le béhaviorisme médiatique dénoncé par Attallah. Lidée de linéarité induit que linformation ou la rumeur ont une origine unique et discernable ; cest encore trop simplifier. La linéarité incite également à négliger les notions de temps et despace, et demande dadhérer au précepte aristotélicien où un mot est le reflet dune réalité (cest faire fi de toute la contestation philosophique postérieure, en particulier phénoménologique). Bref, la croyance en la linéarité est simplificatrice au dernier degré. Dans le domaine des théories sur la rumeur, cette simplification mène à nétudier quun seul récit rumoral, isolé des autres, décontextualisé, et à le suivre le long dune chaîne de sujets non médiatisés (et que se passe-t-il si lun des sujets en a entendu parler à la radio ? ou sil demande du temps pour réfléchir ? ou sil réfléchit ?). Et la décontextualisation dune rumeur est la source même de la facilité que lon a à prétendre lanalyser. La simplification dont sont victimes la plupart des théories sur la rumeur tient également au fait que, constatant lindividualisme moderne, nous avons fini par adhérer à une vision atomiste de la société. Pourtant, rien ne nous fait ressembler à cette image : tous les acteurs sociaux que nous sommes appartiennent à des réseaux affinitaires, sociaux, sexuels, religieux ; des partis, des syndicats, des associations, des clubs, des groupes damis, des groupes de collègues, des forums de discussion (Par exemple, en matière dembauche, même si nous le déplorons à lunisson, nul nignore que lon décroche mieux un emploi si lon « connaît quelquun », grâce aux contacts faits à lécole, à luniversité, dans la sphère familiale, dans les clubs de sport, etc.) De même, mille représentations et autant de schèmes de compréhension strient la société, dans tous les sens, en une anarchie de sens dans laquelle seuls les acteurs trouvent leur direction. Bref, il nest pas possible de croire encore à une information descendante (du haut des médias vers le bas de la populace), ni à une rumeur rampante (qui épargnerait les médias et les élites, et ne circulerait que dans les basses couches de la société). Isoler une information ou nommer une rumeur, cest cristalliser en quelques mots une représentation de la réalité en prétendant que la manière de lexprimer à ce moment-là est univoque, monosémique. La réalité est pourtant complexe. Simplifier en quelques mots, décider de la validité dune information ou la stigmatiser en rumeur, cest déjà mal poser le problème. Il existe des rumeurs qui peuvent être vraies et fausses à la fois, drôles et tristes alternativement, méchantes ou bienveillantes selon par qui elles sont racontées, etc. Linformation, comme la rumeur, a des contextes de connaissance, sont biaisés par le lieu et par le temps, pour reprendre des vieux termes de Harold Innis (maître à penser de Marshall McLuhan). Penser que la rumeur intéresse tout le monde et tout le temps est totalement erroné. La rumeur prend sens, est compréhensible à un moment précis, dans une société donnée. La rumeur ne peut être séparée de la société dans laquelle elle sépanouit. Enfin, lurgence politique et médiatique de linformation est elle-même hautement suspecte. On veut trop souvent connaître le statut des faits : vrai ou faux, mais vite ! Or savoir dans linstant si un fait est vrai ou faux conduit non seulement à la surenchère (qui aura raison le premier ?) mais en plus est rarement pertinent (bien rares sont les informations qui demandent une réaction immédiate). Pour désigner létat desprit propice à léclatement de la vérité, le terme consacré par la justice est celui de « sérénité » : que ne sen inspire-t-on pas pour débusquer la vérité en matière médiatique ! Au lieu de cela, on assiste à une concurrence acharnée entre les différents supports (presse contre télévision, radio contre Internet, etc.) et les différents titres entre eux (Ouest France contre le Télégramme, France2 contre Cnn, etc.), qui conduit les journalistes à courir derrière le scoop, et quitter immanquablement la raisonnable prudence pour écrire au conditionnel, pour insinuer, pour lancer des ballons dessai, etc. Schneidermann qualifie d« emballement médiatique » ces bouffées de discours qui surgissent à des moments incertains, peu ou prou prévisibles, et qui disparaissent delles-mêmes en laissant des traces. Pour conclure, je voudrais plaider pour la prudence : en matière de rumeur comme plus généralement en matière de sciences humaines, on est tenté par lefficacité, par lexpertise, par la certitude. Je ne suis pas certain que ce soit le destin des théories et des théoriciens (ou plutôt je plaide pour quon laisse la possibilité à ceux qui le veulent de sinscrire en faux). Il existe sûrement une bonne manière de faire du journalisme, une bonne manière de comprendre les effets de sens, une bonne manière de diriger des équipes et des acteurs. Mais, à mon sens, il sagit davantage dun art que dune science, dun savoir-faire que dune connaissance. Attendre dune quelconque science de lHomme quelle puisse amener pareille réponse me paraît illusoire.
Questions de la salle Vous névoquez pas le plaisir de la rumeur partagée. En ne travaillant pas sur la rumeur elle-même, vous semblez évacuer la nécessité de cet être-ensemble, du désir de construction commun dobjet de discours. Cest juste, et cela sexplique par le fait que je suis tributaire du discours théorique que janalyse, et que celui-ci est fondé presquentièrement sur une vision sociopathologique de la rumeur. Il existe pourtant une approche alternative, qui est celle des folkloristes et des ethnologues. Pour échapper au déterminisme que je dénonce, il leur a fallu renommer la rumeur « légende urbaine » ou « légende contemporaine « ; ils ont pu ainsi réintégrer les notions de jeu, de plaisir dêtre-ensemble, et de tradition qui manque en effet dans le concept de rumeur des psychologues et des sociologues. Dans le futur, je tenterai sans doute de mapprocher davantage de ce champ théorique, pour tenter de le rapprocher de celui des sciences de l'information et de la communication Le plaisir du partage pourrait-il expliquer quen dépit du fait que nous puissions savoir que linformation est fausse, nous désirions néanmoins la mettre en commun avec dautres, afin de partager une représentation de la sexualité, du pouvoir, momentanée et circonstanciée ? En parlant du « plaisir du partage », vous mettez en avant lautonomie du sujet qui choisit de croire ou non à la rumeur, qui décide de la faire circuler ou non. Cest la vision que je partage également : nous sommes rarement victimes de la rumeur ! nous en jouons, nous lutilisons Pourrait-il exister des agences de rumeur ? Il existe sur Internet des « sites de référence » sur la rumeur, qui pourrait ressembler à ce que vous nommez « agences de rumeur « ; présentées de manière assez ludique, ils évoquent les dernières rumeurs à la mode avant toujours de leur faire rendre grâce (car la rumeur continue dêtre considérée comme a priori fausse, surtout sur Internet). La locution « agences de rumeur « mévoque également le sort des agences de presse, qui naturellement se méfient de la rumeur comme de la peste, mais qui ont déjà dans le passé véhiculé des rumeurs à leur insu ou à dessein (pour démentir telle ou telle information qualifiée de rumeur, les agences de presse diffusent dans le monde entier la rumeur et son démenti ). Quand vous parlez de lurgence des médias, ne croyez-vous pas que les sciences dures y aient contribué ? Il paraît difficile de séloigner de lurgence. Il me semble que des similitudes se créent de la part des journalistes sur lesquelles les savants se modèlent. En matière dagenda ou de timing, on pourrait estimer que le débat scientifique dispose de bonnes armes : le temps des publications scientifiques est long (plusieurs mois, parfois années, entre la soumission dun article et sa publication dans les revues savantes) et semble un bon rempart contre lurgence médiatique. Malheureusement, on assiste ces derniers temps au brouillage des frontières entre publication scientifique et publications dactualité (je pense aux conférences de presse données par les chercheurs avant publication), voire même entre publication scientifique et publicité (je vous renvoie aux débats que suscite le montant faramineux à débourser pour être publié dans Nature ou Science, les deux revues phares de la presse scientifique mondiale). Pour répondre à votre question, si « modelage » il y devait y avoir, ce serait dans lautre sens : les journalistes devraient gagner en sagesse à force de côtoyer les scientifiques. Mais cette vision est édulcorée, et repose sur la seule quête de linformation. Or le journalisme nest pas que cela. Cest aussi et surtout une activité marchande, où la matière première se périme vite, où les journalistes sont contraints par des dates de tombée, par des fuseaux horaires, par des lieux plus ou moins rapprochés des studios Todorov rappelle que depuis le xviiie siècle, le calculable est devenu de plus en plus important. Daprès lui, nous sommes à une période où lunivers des chercheurs est coupé en deux, entre ceux qui considèrent quadministrer la preuve est primordiale et les autres qui disent que cest linterprétation qui est importante. La rumeur entre-t-elle dans ce territoire indéterminé, flou dans ses frontières, dont parle Todorov ? Par son histoire même (née au beau milieu du positivisme, et remise en cause aujourdhui pour cette même raison), la rumeur est peut-être la clef de cette voûte qui relie « administration de la preuve » et « interprétation des faits ». Mais je suis assez pessimiste, il me semble que les théories et les théoriciens prennent fait et cause pour l« administration de la preuve ». Pourtant, lorsquon analyse une rumeur ou une légende urbaine en performance, cest-à-dire sur le terrain, on échappe à la tentation de linterprétation unique, ou du moins on admet quil y a autant dinterprétations que de manières de raconter lhistoire. Cela me semble une échappatoire nécessaire. |