Pascal Froissart

Des théories sur la rumeur : pour quoi faire ?

 

Source: Pascal Froissart, 2004: 00-00. « Des théories sur la rumeur : pour quoi faire ? ».
Conférence donnée le 15 janvier 2004. Reproduite in Les cahiers du GRÉDAM. Paris: Université de Paris III, 2004.

 

Cette conférence, que le GRÉDAM et son directeur Jacques Gonnet me font l’honneur de présenter, est la suite logique de mes recherches sur la rumeur depuis une thèse de doctorat (1999) et la publication d’un essai aux éditions Belin (2002). Je voudrais ici en tirer quelques éléments qui me semblent pertinents pour comprendre les enjeux posés par la recherche scientifique sur la rumeur. Aussi vous invite-je à ne pas attendre que je me prononce sur les rumeurs elles-mêmes – sont-elles vraies ou fausses, rapides ou lentes, etc. En revanche, je tenterai d’introduire ici aux débats qui entourent la condition d’existence des théories sur la rumeur. Pour commencer, voyons les théories successives sur le sujet, selon leur ordre chronologique d’apparition. Puis tentons d’analyser ensuite les raisons de leur succès et l’absence de critiques malgré les troublantes déconvenues.

 

Stern : linéarité de diffusion de la rumeur

Dans l’histoire de la réflexion menée sur la rumeur – concept beaucoup plus récent que le phénomène lui-même –, 1902 apparaît comme une date charnière. En effet, un texte, à mon sens fondateur, est publié cette année-là sous la signature de Louis William Stern, un universitaire allemand qui se rendra célèbre plus tard grâce à des investigations menées en psychologie de l’enfance (on lui doit le journal de bord comme outil clinique ; et surtout, on lui reconnaît une grande part dans le succès du « quotient intellectuel », en ce qu’il a repris le « retard scolaire » que Binet mesurait dans l’absolu et qu’il l’a rapporté aux aptitudes de l’ensemble des enfants du même âge).

Stern s’intéressait également à la psychologie du témoignage. Dans le cadre de ses recherches sur la mémorisation, il avait monté plusieurs expériences de psychologie judiciaire. C’est l’époque où l’on découvre que la valeur ou la pertinence des dires d’un témoin est indépendante de l’origine sociale, et du sexe, et de l’âge : oui, une jeune ouvrière peut avoir remarqué des détails sur une scène de crime qu’un vieil aristocrate n’a pas noté… Dans ces protocoles de psychologie expérimentale, une notion devint centrale pour Stern : le « détail », celui là même qu’en matière d’enquête judiciaire on rend décisif (pour arracher des aveux, confondre les suspects, faire avancer les investigations…).

En 1902, Stern met en place un protocole expérimental, qu’il nomme « Une rumeur expérimentale » sans guère justifier le recours à la notion de rumeur (sans lien en tout cas avec l’article qui précède !). Ce protocole, qui devient rapidement le symbole même du fonctionnement de la rumeur, est classique désormais : un fait divers est raconté au premier maillon d’une longue chaîne de sujets ; l’histoire est rapportée au deuxième sujet ; et ainsi de suite… Au bout de quatre relais déjà, le fait divers choisi par Stern, qui comportait 149 détails au départ est réduit à 42. Non seulement le nombre de détails diminue, mais en plus ils changent, se déforment. Une sorte de fatalité semble peser sur la perte de sens dans une chaîne de sujets. Il n’est donc pas difficile de conclure que la nature humaine, en société, est forcément destructrice de sens, stupide…

Certes, Stern n’a pas inventé l’exercice en lui-même – le protocole, sous sa forme ludique, existait déjà au Moyen Age, sous le nom de « jeu des petits papiers », et il s’est poursuivi sous forme de jeu de société jusque dans nos colonies de vacances modernes, sous la dénomination de « jeu du téléphone ». Mais le psychologue a bouleversé la donne en mettant en exergue la notion de « détail », et sa comptabilité. Dès lors, il est aisé de démontrer que la rumeur, mathématiquement voire "naturellement", se développe en s’appauvrissant et en se déformant.

C’est là la première théorie sur la rumeur en sciences sociales, utilisant de surcroît une règle positive, menant à une première opérationnalisation. Il ne faut pas s’étonner outre mesure des détours pris par cette invention conceptuelle pour parvenir jusqu’à nous : le début du vingtième siècle est coutumier de ces accès de fièvre positiviste (l’« intelligence », la « race », la « foule », et tous ces concepts qui semblent mesurables depuis cette époque bénie du scientisme). La théorie des rumeurs de Stern s’appuie, à l’instar des travaux pavloviens, sur l’idée que la transmission de l’information s’appuie toujours sur un schéma linéaire et descendant. Ce qui est plus problématique, c’est que cette expérience est reprise dans tous les manuels de psychologie expérimentale jusqu’à aujourd’hui, et qu’elle est intégrée sous forme de jeu au sein des stages pour éducateurs – sans aucune précaution méthodologique.

 

Le faux des médias

Un deuxième pan de la théorie des rumeurs apparaît en 1911 dans une revue de droit judiciaire. Une collaboratrice de Stern, Rosa Oppenheim, publie un travail où elle fait une sorte d’exégèse des travaux du psychologue. Cependant, elle termine son article par une anecdote qui n’a pas grand rapport avec les sujets qu’elle traitait précédemment mais dont la répercussion est grande. Elle évoque la mésaventure survenue au Professeur Munsterberg, l’inventeur de l’un des premiers « détecteurs de mensonges », installé aux États-Unis.

L’universitaire avait un jour découvert qu’on parlait de son invention dans les journaux : on annonçait qu’il avait utilisé sa machine pour tester un jeune criminel et ainsi le confondre. Aussitôt, Munsterberg fait paraître un démenti, puis un deuxième, puis un troisième. Mais la presse continue de faire ses choux gras de la nouvelle (pas tout à fait inventée puisque l’universitaire avait bien travaillé avec le criminel, mais sans obtenir aucun aveu). Et Munsterberg, comme Rosa Oppenheim, de se poser la question : pour quelle raison un démenti est-il pas ou peu entendu ? Oppenheim conclut (sans conclure réellement, mais c’est ainsi que des textes laissent entendre peut-être davantage qu’ils n’expliquent) que la rumeur est plus forte que la vérité, que les médias servent de résonateurs non à la vérité mais à la fausseté…

La conclusion de Rosa Oppenheim introduit un tournant dans la pensée sur la rumeur. Après la preuve exposée par Stern de la perversion inéluctable de la vérité dans une chaîne de sujets, il est question de l’atavisme des médias pour le spectaculaire, faux de préférence, qui les conduit à pervertir les informations qui leur parviennent. En l’espèce, il était plus spectaculaire d’imaginer que le délinquant avait vraiment été confondu au détecteur de mensonges.

Le débat est encore d’actualité, naturellement, et il se développe aujourd’hui une véritable Science de l’information et de la communication pour venir creuser davantage les manières de faire des journalistes, souvent journalistes "de chambre", qui travaillent à partir des dossiers de presse et autres revues de presse photocopiées à la va-vite, sans toujours vérifier sur le terrain la validité des informations qui leur sont transmises.

 

Interpréter la rumeur 

Le troisième tournant dans les théories sur la rumeur vient de l’intérêt de la psychanalyse pour la chose sociale. Carl Gustav Jung en est l’acteur principal, sans doute parce qu’il connaît bien les travaux de L. William Stern, qu’il lui arrive de citer, sans être pourtant en accord avec lui.

L’intérêt de Jung pour la rumeur naît à l’occasion d’une expertise qui lui est demandée au sujet d’une fillette dont le comportement a jeté le trouble dans sa classe d’école. L’histoire est la suivante : la jeune fille d’une douzaine d’années arrive un jour en classe et raconte à qui veut l’entendre le rêve qu’elle vient de faire pendant la nuit. L’histoire est osée, érotique peut-être, et met en scène le maître et la jeune fille elle-même (dans son rêve, elle monte sur le dos de celui-ci). Jung est consulté par le maître pour savoir s’il faut exclure la jeune fille "vicieuse« ; en attendant, il a eu l’idée de faire écrire à toutes les élèves l’histoire telle qu’elles en ont entendu parler. Il ne s’agit donc pas d’une chaîne linéaire de sujets, mais, qu’importe, Jung nomme cette histoire une « rumeur » et l’interprète comme telle. Il dispose d’une vingtaine de documents qui, miracle ! réifient et constituent la rumeur. Aussitôt, il estime avoir affaire à un phénomène collectif, et interprète celui-ci en ce sens. (Jung accordera finalement un blanc-seing à la jeune fille et décrète qu’il est bien question d’un fantasme collectif.)

Je doute personnellement que la classe ait parlé d’une seule voix, comme s’il existait ce que Le Bon appelait une « âme collective ». Au contraire, je subodore la surinterprétation, mieux, l’effet de réel, dû principalement à la juxtaposition des « dépositions ». En incise, je soulignerai que les pédopsychiatres d’aujourd’hui observent souvent que les enfants victimes d’abus sexuels utilisent des métaphores proches du rêve de la collégienne de Jung : son récit pouvait-il être la manifestation d’une souffrance de cet ordre ? Cet aspect n’a malheureusement pas été pensé à l’époque. À cet égard, l’interprétation d’une rumeur pour ce qu’elle dit du groupe, et non pour ce qu’elle signifierait pour les individus, me paraît dangereux.

Toujours est-il que le travail de Jung, en tant qu’interprétation d’une rumeur, a remporté un vif succès et a été par la suite abondamment cité. Les travaux contemporains s’en emparent volontiers, et intègrent la rumeur comme parole collective à un anthropomorphisme social de plus en plus dominant. Pourtant, pour que la société fût un corps, il faudrait que son unité soit intangible, que les frontières ne bougent jamais, et que la hiérarchie des fonctions soit programmée dans chacune des cellules… Penser la société en tant que corps social pose à mon sens d’infinis problèmes conceptuels, et politiques.

 

La vérité, propriété exclusive de l’élite ?

Le quatrième pan théorique se construit au cours de la Seconde guerre mondiale. Gordon Allport, sociologue américain, en est l’initiateur. Spécialiste des théories de la personnalité et grand "manitou" de la psychologie sociale d’après-guerre, il connaît bien les recherches sur la rumeur. À vingt-deux ans, après son doctorat, il avait en effet entamé un voyage d’études en Europe, enseignant plusieurs mois à Istanbul, puis poursuivant son périple en visitant plusieurs laboratoires européens, dont celui de… Stern. Professeur à l’Université de Harvard, il n’épargnera pas son énergie pour aider Stern à son tour quand celui-ci, poussé à l’exil en 1933 par la situation politique allemande, viendra enseigner aux États-Unis.

L’entrée en guerre des États-Unis en 1941 décide Allport à proposer ses services aux autorités militaires. Il est mis à disposition des services de renseignement, chargé de travailler sur le moral des troupes et d’analyser l’état des arrières sur un plan psychologique. La question paraît d’autant plus cruciale pour l’état-major que des émissions radiophoniques d’origine allemande diffusent une propagande anti-américaine sur le territoire même des États-Unis. Quelle version des faits l’opinion choisit-elle de croire ?

Utilisant le concept de rumeur pour fédérer tout ce que le pays connaît alors en termes de propagande et de contre-propagande, de « guerre psychologique », aux conflits d’interprétation de deux sources opposées, de manipulation et de « viol des foules par la propagande politique » pour reprendre les termes éculés de Tchakhotine, Gordon Allport s’associe à l’un de ses collègues de l’Université Harvard, Leo Postman. Les deux chercheurs écrivent un rapport aussitôt classé secret, puis le remanient et le publient en 1947 sous le titre programmatique, Une psychologie de la rumeur (A Psychology of Rumor).

De manière naturelle, ils érigent en doctrine l’idée que la rumeur est fausse dès lors qu’elle n’émane pas des autorités, ce qui ne cessera pas d’être repris par les chercheurs de toutes époques depuis lors. Ce qui était en germe dans les affirmations des chercheurs précédents est désormais affirmé : il existe une vérité dont les autorités sont susceptibles de se porter garantes. Et par conséquent, le faux, l’approximatif, est véhiculé par la masse…

Cette bipartition trop forte entre ceux qui savent et les autres, théorisée par Allport et Postman, sera reprise à outrance. La locution même de « téléphone arabe », spécifiquement française, utilisée par les militaires français en 1962 (l’expression n’existe pas auparavant, et n’est pas utilisée ailleurs qu’en France) pour stigmatiser les moyens techniques des Algériens par opposition au téléphone de campagne dont ils disposaient, en est une des nombreuses illustrations. Tous les synonymes modernes de la rumeur indiquent sans exception que celle-ci émane toujours de sources non autorisées, ignorantes.

Un autre héritage de cette théorie a pris la forme de Centres de contrôle de la rumeur, les Rumor Control Centers. Nées au cours des années 1960 et 1970, au moment des conflits intercommunautaires nord-américains, ces cellules de crises pouvaient être montées et démontées en 48 h et mettaient à disposition de la population des standards téléphoniques qui signalaient les endroits où se déroulaient des émeutes. En réalité, les standardistes, souvent des étudiants, trouvaient leurs informations auprès de… la police, comme il semble normal en pareil cas. La légitimité policière était donc rebaptisée, et les Centres anti-rumeur étaient une sorte d’habile paravent qui laissait croire qu’il existait une vérité légitime et facile d’accès, au bout du téléphone. Cette manœuvre est sans doute héritée de cette bipartition trop grande entre vérité d’État et mensonge de communauté, entre savoir d’élite et ignorance du peuple.

 

Les raisons du succès

Les quatre grands courants théoriques concernant la rumeur que nous avons retracés sont toujours d’actualité, sous diverses formes. Aujourd’hui encore, on parle de la rumeur en termes sterniens, en évoquant la linéarité de la diffusion et en repérant une rumeur en fonction des « détails » qui la composent. Il est encore question de l’atavisme des médias pour le faux, suivant ainsi l’avis oppenheimien. Nous héritons aussi de Jung la croyance en la possibilité d’interpréter les rumeurs pour ce qu’elles "signifient", et d’Allport l’illusion que la vérité existe, appartenant plus aisément aux élites qu’à la masse populaire. Si ces croyances ont été remises en cause dans d’autres domaines, en matière de théories sur la rumeur, on dirait qu’elles ont toujours cours. Nous pouvons commencer néanmoins de douter de leur justesse, et de nous demander pour quelles raisons elles subissent peu le feu de la critique.

Rappelons combien ces pans théoriques sont imprégnés du positivisme qui a présagé aux premières études de Stern. Aujourd’hui, par exemple, on trouve dans les écoles de management des cours de communication où l’on mesure les rumeurs, à coup de veille informationnelle ou stratégique, d’observatoire, ou d’économie de la réputation ; puis ces étudiants sont recrutés par les cabinets conseils pour poser des « diagnostics » de rumeurs, et faire des plans de communication censés être capables d’arrêter les rumeurs dans les entreprises. Visiblement, les sciences humaines et sociales ont du mal à faire le deuil de l’utopie positiviste comtienne, particulièrement développée entre 1890 et 1930, qui permettait de croire qu’on arriverait à mesurer la véracité, la crédulité, l’intelligence, d’avoir à disposition des outils théoriques pour mesurer la morale de la société !

Dans la même veine, penser que le faux se propage de manière linéaire est bien rassurant. On peut croire qu’il suffit alors d’isoler la source de la rumeur, de prouver que la nouvelle est fausse, et de publier un démenti clair et efficace, pour qu’enfin « les gens » le croient. Cette vision simpliste est confortable, bien que peu soutenable : d’une part parce que le faux est une notion nettement problématique (sans tomber dans le relativisme, on peut chercher à savoir ce qu’est le faux, pour qui, pour combien de temps ?) ; d’autre part, parce la diffusion des informations dans les sociétés humaines est tout sauf linéaire.

Mais cela n’empêche pas les théories sur la rumeur de se propager. D’autres raisons l’expliquent sans doute. Une analyse anthropologique de la vie des médias, par exemple, montre que les journalistes ont besoin de l’existence des rumeurs (moins en tant que réalité qu’en termes de représentation), pour pouvoir faire exister mieux leur pratique d’information, toute artisanale qu’elle soit. C’est ainsi que perdure l’équation antagoniste mise en place par les journalistes eux-mêmes : moins de rumeur équivaudrait à plus d’information.

On pourrait également mettre en parallèle notre imaginaire social, apparemment désenchanté (que ne parle-t-on pas des climats délétères, de la mondialisation destructrice, voire du déclin de la civilisation, etc.) avec l’image même véhiculée par les théories sur la rumeur : cette dernière cadre parfaitement avec la vision d’un univers social en déliquescence.

 

Critiques à apporter

Le succès immodéré des théories sur la rumeur mène à des excès pratiques, que j’ai évoqués avec les Rumor Control Centers. Il y a également des dommages "collatéraux" de nature plus conceptuelle, à l’image par exemple de ces vieux fantômes qui ressurgissent périodiquement, les « mouvements de mode », les « paniques », etc. Sans doute faut-il aussi ne pas oublier que l’imaginaire de la rumeur nourrit toutes ces idées de « contagion des idées » – sans oublier cette idée saugrenue, propagée par les généticiens, d’un « mème » (sur le modèle du gène… ou du « détail », Saint-Stern priez pour nous) qui serait la brique primordiale de tout récit en circulation dans la société (on a inventé une science "mémétique" pour y remédier).

En dépit de leur incontestable succès, les théories sur la rumeur méritent le feu nourri de la critique. Ce qui fait problème tout d’abord est un vieux reproche fait aux théories linéaires de l’information et de la communication, que ce soit la théorie du boulet de canon (Magic Bullet Theory) promue par Schramm, ou simplement le béhaviorisme médiatique dénoncé par Attallah. L’idée de linéarité induit que l’information ou la rumeur ont une origine unique et discernable ; c’est encore trop simplifier. La linéarité incite également à négliger les notions de temps et d’espace, et demande d’adhérer au précepte aristotélicien où un mot est le reflet d’une réalité (c’est faire fi de toute la contestation philosophique postérieure, en particulier phénoménologique). Bref, la croyance en la linéarité est simplificatrice au dernier degré. Dans le domaine des théories sur la rumeur, cette simplification mène à n’étudier qu’un seul récit rumoral, isolé des autres, décontextualisé, et à le suivre le long d’une chaîne de sujets non médiatisés (et que se passe-t-il si l’un des sujets en a entendu parler à la radio ? ou s’il demande du temps pour réfléchir ? ou s’il réfléchit ?). Et la décontextualisation d’une rumeur est la source même de la facilité que l’on a à prétendre l’analyser.

La simplification dont sont victimes la plupart des théories sur la rumeur tient également au fait que, constatant l’individualisme moderne, nous avons fini par adhérer à une vision atomiste de la société. Pourtant, rien ne nous fait ressembler à cette image : tous les acteurs sociaux que nous sommes appartiennent à des réseaux affinitaires, sociaux, sexuels, religieux ; des partis, des syndicats, des associations, des clubs, des groupes d’amis, des groupes de collègues, des forums de discussion… (Par exemple, en matière d’embauche, même si nous le déplorons à l’unisson, nul n’ignore que l’on décroche mieux un emploi si l’on « connaît quelqu’un », grâce aux contacts faits à l’école, à l’université, dans la sphère familiale, dans les clubs de sport, etc.) De même, mille représentations et autant de schèmes de compréhension strient la société, dans tous les sens, en une anarchie de sens dans laquelle seuls les acteurs trouvent leur direction. Bref, il n’est pas possible de croire encore à une information descendante (du haut des médias vers le bas de la populace), ni à une rumeur rampante (qui épargnerait les médias et les élites, et ne circulerait que dans les basses couches de la société).

Isoler une information ou nommer une rumeur, c’est cristalliser en quelques mots une représentation de la réalité en prétendant que la manière de l’exprimer à ce moment-là est univoque, monosémique. La réalité est pourtant complexe. Simplifier en quelques mots, décider de la validité d’une information ou la stigmatiser en rumeur, c’est déjà mal poser le problème. Il existe des rumeurs qui peuvent être vraies et fausses à la fois, drôles et tristes alternativement, méchantes ou bienveillantes selon par qui elles sont racontées, etc. L’information, comme la rumeur, a des contextes de connaissance, sont biaisés par le lieu et par le temps, pour reprendre des vieux termes de Harold Innis (maître à penser de Marshall McLuhan). Penser que la rumeur intéresse tout le monde et tout le temps est totalement erroné. La rumeur prend sens, est compréhensible à un moment précis, dans une société donnée. La rumeur ne peut être séparée de la société dans laquelle elle s’épanouit.

Enfin, l’urgence politique et médiatique de l’information est elle-même hautement suspecte. On veut trop souvent connaître le statut des faits : vrai ou faux, mais vite ! Or savoir dans l’instant si un fait est vrai ou faux conduit non seulement à la surenchère (qui aura raison le premier ?) mais en plus est rarement pertinent (bien rares sont les informations qui demandent une réaction immédiate). Pour désigner l’état d’esprit propice à l’éclatement de la vérité, le terme consacré par la justice est celui de « sérénité » : que ne s’en inspire-t-on pas pour débusquer la vérité en matière médiatique ! Au lieu de cela, on assiste à une concurrence acharnée entre les différents supports (presse contre télévision, radio contre Internet, etc.) et les différents titres entre eux (Ouest France contre le Télégramme, France2 contre Cnn, etc.), qui conduit les journalistes à courir derrière le scoop, et quitter immanquablement la raisonnable prudence pour écrire au conditionnel, pour insinuer, pour lancer des ballons d’essai, etc. Schneidermann qualifie d’« emballement médiatique » ces bouffées de discours qui surgissent à des moments incertains, peu ou prou prévisibles, et qui disparaissent d’elles-mêmes… en laissant des traces.

Pour conclure, je voudrais plaider pour la prudence : en matière de rumeur comme plus généralement en matière de sciences humaines, on est tenté par l’efficacité, par l’expertise, par la certitude. Je ne suis pas certain que ce soit le destin des théories et des théoriciens (ou plutôt je plaide pour qu’on laisse la possibilité à ceux qui le veulent de s’inscrire en faux). Il existe sûrement une bonne manière de faire du journalisme, une bonne manière de comprendre les effets de sens, une bonne manière de diriger des équipes et des acteurs. Mais, à mon sens, il s’agit davantage d’un art que d’une science, d’un savoir-faire que d’une connaissance. Attendre d’une quelconque science de l’Homme qu’elle puisse amener pareille réponse me paraît illusoire.

 

Questions de la salle

— Vous n’évoquez pas le plaisir de la rumeur partagée. En ne travaillant pas sur la rumeur elle-même, vous semblez évacuer la nécessité de cet être-ensemble, du désir de construction commun d’objet de discours.

— C’est juste, et cela s’explique par le fait que je suis tributaire du discours théorique que j’analyse, et que celui-ci est fondé presqu’entièrement sur une vision sociopathologique de la rumeur. Il existe pourtant une approche alternative, qui est celle des folkloristes et des ethnologues. Pour échapper au déterminisme que je dénonce, il leur a fallu renommer la rumeur « légende urbaine » ou « légende contemporaine « ; ils ont pu ainsi réintégrer les notions de jeu, de plaisir d’être-ensemble, et de tradition qui manque en effet dans le concept de rumeur des psychologues et des sociologues. Dans le futur, je tenterai sans doute de m’approcher davantage de ce champ théorique, pour tenter de le rapprocher de celui des sciences de l'information et de la communication…

— Le plaisir du partage pourrait-il expliquer qu’en dépit du fait que nous puissions savoir que l’information est fausse, nous désirions néanmoins la mettre en commun avec d’autres, afin de partager une représentation de la sexualité, du pouvoir, momentanée et circonstanciée ?

— En parlant du « plaisir du partage », vous mettez en avant l’autonomie du sujet qui choisit de croire ou non à la rumeur, qui décide de la faire circuler ou non. C’est la vision que je partage également : nous sommes rarement victimes de la rumeur ! nous en jouons, nous l’utilisons…

— Pourrait-il exister des agences de rumeur ?

— Il existe sur Internet des « sites de référence » sur la rumeur, qui pourrait ressembler à ce que vous nommez « agences de rumeur « ; présentées de manière assez ludique, ils évoquent les dernières rumeurs à la mode… avant toujours de leur faire rendre grâce (car la rumeur continue d’être considérée comme a priori fausse, surtout sur Internet). La locution « agences de rumeur « m’évoque également le sort des agences de presse, qui naturellement se méfient de la rumeur comme de la peste, mais qui ont déjà dans le passé véhiculé des rumeurs à leur insu… ou à dessein (pour démentir telle ou telle information qualifiée de rumeur, les agences de presse diffusent dans le monde entier la rumeur et son démenti…).

— Quand vous parlez de l’urgence des médias, ne croyez-vous pas que les sciences dures y aient contribué ? Il paraît difficile de s’éloigner de l’urgence. Il me semble que des similitudes se créent de la part des journalistes sur lesquelles les savants se modèlent.

— En matière d’agenda ou de timing, on pourrait estimer que le débat scientifique dispose de bonnes armes : le temps des publications scientifiques est long (plusieurs mois, parfois années, entre la soumission d’un article et sa publication dans les revues savantes) et semble un bon rempart contre l’urgence médiatique. Malheureusement, on assiste ces derniers temps au brouillage des frontières entre publication scientifique et publications d’actualité (je pense aux conférences de presse données par les chercheurs avant publication), voire même entre publication scientifique et publicité (je vous renvoie aux débats que suscite le montant faramineux à débourser pour être publié dans Nature ou Science, les deux revues phares de la presse scientifique mondiale). Pour répondre à votre question, si « modelage » il y devait y avoir, ce serait dans l’autre sens : les journalistes devraient gagner en sagesse à force de côtoyer les scientifiques. Mais cette vision est édulcorée, et repose sur la seule quête de l’information. Or le journalisme n’est pas que cela. C’est aussi et surtout une activité marchande, où la matière première se périme vite, où les journalistes sont contraints par des dates de tombée, par des fuseaux horaires, par des lieux plus ou moins rapprochés des studios…

— Todorov rappelle que depuis le xviiie siècle, le calculable est devenu de plus en plus important. D’après lui, nous sommes à une période où l’univers des chercheurs est coupé en deux, entre ceux qui considèrent qu’administrer la preuve est primordiale et les autres qui disent que c’est l’interprétation qui est importante. La rumeur entre-t-elle dans ce territoire indéterminé, flou dans ses frontières, dont parle Todorov ?

— Par son histoire même (née au beau milieu du positivisme, et remise en cause aujourd’hui pour cette même raison), la rumeur est peut-être la clef de cette voûte qui relie « administration de la preuve » et « interprétation des faits ». Mais je suis assez pessimiste, il me semble que les théories et les théoriciens prennent fait et cause pour l’« administration de la preuve ». Pourtant, lorsqu’on analyse une rumeur ou une légende urbaine en performance, c’est-à-dire sur le terrain, on échappe à la tentation de l’interprétation unique, ou du moins on admet qu’il y a autant d’interprétations que de manières de raconter l’histoire. Cela me semble une échappatoire nécessaire.

 

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