Pascal Froissart

« Toute la ville en parle & La veuve noire »
Notes de lecture

Source: FROISSART, Pascal, 1997: 342-343.
« Toute la ville en parle & La veuve noire », notes de lecture.
L'Homme (Paris). Nº 142 (mai-juin).
 

Françoise REUMAUX, Toute la ville en parle. Esquisse d'une théorie des rumeurs. Paris, L'harmattan, 1994, 205 p., bibl. (« Logiques sociales »).

Françoise REUMAUX, La veuve noire. Message et transmission de la rumeur. Paris, Méridiens Klincksieck, 1996, 188 p., bibl., index, ill. (« Sociétés »).

Un livre, Toute la ville en parle, qui affirme d'emblée que la plupart des auteurs qui ont étudié la rumeur « se sont noyés dans les chiffres comme on se noie dans un verre d'eau » et « se sont enfoncés dans la sociométrie comme on enfonce des portes ouvertes » (p. 10) est assurément sympathique ! Un autre, La veuve noire, qui s'attaque bille en tête aux expériences de rumeur en laboratoire et qui y relève « de grossières erreurs » (p. 144) ou des situations franchement « traumatisantes » pour les sujets de l'expérimentation (p. 143), attire l'attention. Et quand les deux ouvrages en question résument près de dix ans de travaux sur le thème, dont une thèse en Sorbonne (1990), c'est un signe qui invite à y regarder de plus près, pour ceux qui penseraient encore que la rumeur n'est qu'une resucée du "téléphone arabe".

Françoise Reumaux se démarque en effet des recherches antérieures qui, toujours, n'abordent la rumeur que sous l'angle prescriptif et référentiel : la tentation est évidemment forte, pour les "experts ès rumeur", de s'instituer "prescripteur de réalité" et de se croire investis du pouvoir d'attribuer la qualité du vrai ou du faux aux récits qui circulent ici ou là... Telle actrice est morte du sida ; il y a des crocodiles dans les égouts de New York ; le Président a le cancer. Or, s'étonne F. Reumaux, la rumeur ne correspond en rien à cette « topique du vrai et du faux 1. qui n'est pas une topique sociologique ; 2. dont on sent intuitivement qu'elle passe à côté du phénomène » (1996 : 149). Elle n'est pas la soeur ennemie de l'information, que l'on dépisterait, à la manière d'un Sherlock Holmes sociologue (ibid. : 111), pour la transformer en "fait" si on l'étiquette vraie, ou en "fable" si on la trouve fausse -- et que l'on finit toujours par décréter... fausse, tendance qu'un chercheur a stigmatisée en remarquant que certains ouvrages n'offrent qu'un petit 4 % de « vraies » rumeurs ! (Rémy-Hall 1994 : 263).

Or les dispositifs construits habituellement pour étudier la rumeur sont fondés précisément sur des séries duelles vrai/faux, officiel/inofficiel, intelligible/ambigu... En réaction, F. Reumaux remet sur le métier les méthodologies classiques (tout particulièrement dans La veuve... ), ne pouvant « s'empêcher d'être frappé[e] par leur pauvreté » (1996 : 110). Selon elle, les expériences de laboratoire -- qui ressemblent à s'y méprendre à ce jeu enfantin où l'on fait circuler une histoire dans un groupe de manière à montrer qu'elle se déforme au long de la chaîne de sujets -- et les simulations sur le terrain (lancement de canulars appelés rumeurs) souffrent d'une « tendance à la tautologie [qui] va de pair avec ce que l'on pourrait appeler l'obsession du quantifiable, chiffres, mesures, échelles, constituant les éléments indiscutables de la "preuve" » ( ibid. : 111). Du coup, le passage à la réalité est d'une indigence épistémologique frappante : « Que dit la rumeur des Chinois du treizième ? [selon laquelle les morts ne sont pas "déclarés" afin que de nouveaux immigrants bénéficient de leur identité] Que dans le treizième, il y a beaucoup de Chinois, c'est-à-dire que dans un quartier où il y a beaucoup d'immigrés, il y a vraiment beaucoup d'immigrés. L'aspect tautologique crève les yeux. » (ibid. : 157).

Certes, le caractère tautologique des études passées s'explique par le statut institutionnel des auteurs : R. Knapp (1944) ainsi que G. W. Allport et L. Postman (1965) ont effectué leurs travaux précurseurs alors qu'ils émargeaient ouvertement aux services de renseignement de l'armée américaine. S. C. Dodd (1952), étrillé par F. Reumaux (1996 : 141-143), testait l'impact "rumoral" des lâchers de tracts au-dessus des populations civiles pour le compte de l'US Air Force... Il est donc "normal" qu'ils aient conçu leur objet de recherche selon une visée positiviste. De plus, ils n'ont fait que suivre le courant fonctionnaliste qui a toujours soufflé sur les études en communication, oscillant entre contrôle social et analyse objective. Les études sur la rumeur ne pouvaient y échapper : de même qu'on concevait un « Homo communicans » qui cessait « d'être "dirigé de l'intérieur" par ses valeurs pour n'être plus qu'un bon gestionnaire de ses relations sociales, ne faisant plus que "réagir aux réactions des autres" » (Breton, 1992 : 8), de même le libre arbitre des auditeurs passait "à la trappe" des études sur la rumeur.

En deux ouvrages écrits d'un même souffle et qui se répondent l'un l'autre, F. Reumaux tente de se dégager de cette gangue procédurale, référentielle, déterministe en un mot (que l'on retrouve dans les théories autocratiques de G. Le Bon, par exemple, qui voyait dans la rumeur la preuve de la "stupidité" de la foule). Pour tenter une « esquisse d'une théorie des rumeurs », la "rumorologue" s'emploie à renverser la perspective. Sous sa plume, la rumeur cesse enfin d'être le symptôme du dysfonctionnement d'un système ; elle est système. Elle révèle le social davantage qu'elle ne se révèle elle-même, dans une interaction complexe entre « mémoire sociale » et apparition phénoménale, entre « larve » et « éclosion ». Ces deux derniers termes sont l'objet d'une longue métaphore filée sur le mode entomologique : la rumeur semble d'abord « larvaire » (elle puise dans l'environnement la substance qui lui conférera son énergie) ; puis elle se fait « nymphe » (elle « couve » et se disperse sans bruit) ; enfin elle « éclôt » à la surface du socius (sous la forme de débat public ou médiatisé). L'affaire du tueur de Nogent (1994 : 29-62), suite de crimes non élucidés, étalés sur sept longues années, illustre cette « triade larve-nymphe-imago » : on évoque d'abord un ou des tueurs, tel ou tel type d'armes, puis apparaissent des élaborations, parfois fantasmatiques (l'assassin « s'attaque toujours à des femmes petites et brunes » ibid. : 31) ; enfin le "serial killer" est arrêté, ce qui entraîne une séries de nouvelles rumeurs, qui n'ont de commun avec les premières que le souci d'explicitation (« on a arrêté un innocent » au lieu d'un notable "évidemment" coupable, dira-t-on). Plutôt que le signe d'une quelconque défaillance de la circulation de l'information dans le corps social, la rumeur se fait opérateur de sociabilité : assurément, « le phénomène rumeur est autre chose que la somme des individus qui le colportent » (1996 : 156).

Conférant à son objet d'étude une autonomie conceptuelle détachée des impératifs de rendement et de vérification , l'auteur étudie alors le phénomène en fonction de son mode d'action : la rumeur est « schizoïde » quand elle montre le héros comme un Janus à double visage, « paranoïde » lorsqu'elle laisse entendre un complot, « perverse » si elle signifie ouvertement qu'elle dissimule un secret, « hystérique » quand elle explose sans prévenir, toute pleine de son évidence. Toute la ville en parle...  est marqué par cet effort nosographique, dont une longue série d'exemples tente d'établir la validité.

Cependant, l'originalité des travaux de F. Reumaux tient plutôt au point de vue lui-même, loin de la quantification et du contrôle. Sa perspective, malgré une écriture volontiers métaphorique et parfois difficile, rappelle celle de Marie Bonaparte (1950) qui analysait les « mythes de guerre » au moyen d'un appareil psychanalytique excluant toute enquête pseudo-judiciaire. Cette affinité intellectuelle entre les deux chercheurs m'amène à conclure ici par une remarque concernant la nature politique, voire idéologique, du concept de rumeur. Le fait que F. Reumaux et M. Bonaparte semble partager la même optique autorise en effet une hypothèse naïve, qui expliquerait également la rareté de ces approches : les auteurs qui ignorent l'aspect normatif de la rumeur sont souvent... des femmes.

Quelques exemples. M. Bonaparte (1950 : 69) privilégie le questionnement ontologique : « Si la diffusion [par les médias] ne saurait être exclue dans la propagation de certains mythes, l'unicité de l'esprit humain est ce qui d'abord les engendre. » Martine Roberge (1989 : 69) abandonne le concept d'"information non vérifiée" et cherche à inscrire la rumeur « dans la grande catégorie des genres conversationnels où sa spécificité réside dans sa fonction ». Élisabeth Rémy-Hall (1992 : 296) s'indigne du regard condescendant porté sur le public, soi-disant crédule, alors que « la rumeur n'existe pas en soi, [qu']elle n'est pas une chose que l'on découvre mais, au contraire, un phénomène qui commence à se faire jour sous le poids du regard d'autrui. » Enfin, dans la culture anglo-saxonne, se multiplient les plumes féminines pour une catégorie de rumeurs "désinstrumentalisées", cachées sous la dénomination de "légendes urbaines" ou de "légendes contemporaines" malgré des récits identiques et une méthodologie à peine différente (Hobbs 1988 ; Dégh & Vázsonyi 1983).

Chez ces auteurs, point d'intérêt pour le vrai ou le faux, le vérifié ou non, l'"officiel" ou non, le su et le cru... Au delà des disciplines et des époques, et nonobstant la surreprésentation masculine dans le monde de la recherche universitaire, on peut sans doute déceler là une tendance : les recherches sur la rumeur accusent un biais sexué... On en trouve une ultime confirmation dans la structure même des ouvrages : dans les essais écrits par des hommes se trouvent toujours des passages consacrés au "contrôle" de la rumeur (Allport & Postman, [1965 : 220] offrent même un petit « guide » diagnostic) ; chez les femmes, jamais, comme si cela n'existait pas ou n'était pas du ressort de la science.

Que penser de l'apparente subjectivité des recherches sur la rumeur ? Les sciences humaines sont-elles moins que jamais rigoureuses ? Je risquerai une autre hypothèse, sans même invoquer Foucauld ou Feyerabend : si le point de vue féminin est apparemment désintéressé, et que le concept de rumeur est consubstantiel à celui de contrôle social, on voit là la marque de la place laissée aux femmes dans les affaires publiques ou politiques (ainsi le parlement français n'accueille-t-il que 6 % de députées). En somme, les auteurs masculins s'interrogent davantage sur la véracité des rumeurs parce qu'ils sont plus proches d'un pouvoir qui les somme de rendre un arbitrage sans ambiguïté, propre à la décision politique ; les auteurs femmes, éloignées volens nolens de la gestion de la cité, se détournent de la normativité (je précise : faute d'usage, non par nature) pour se consacrer à l'élaboration d'une nouvelle vision du problème -- autrement novatrice et intéressante.

 

BIBLIOGRAPHIE

ALLPORT, G. W. & L. J. POSTMAN
1965 The Psychology of Rumor. New York, Russel & Russel [1e éd., 1947].

BONAPARTE, M.
1950 Mythes de guerre. Paris, PUF [1e éd., London, Imago, 1946].

BRETON, P.
1992 L'utopie de la communication -- L'émergence de "l'homme sans intérieur". Paris, La Découverte (« Essais »).

DÉGH, L. & A. VÁZSONYI
1983 « Does the Word 'Dog' Bites ? Ostensive Action as Means of Legend-Telling », Journal of Folklore Research 20 : 5-34

DODD, S. C.
1952 « Testing Message Diffusion from Person to Person », Public Opinion Quarterly 16 (2) : 247-262.

HOBBS, S. & D. CORNWELL
1988 « Hunting the monster with iron teeth », in G. BENNETT & P. SMITH, eds., Monsters with Iron Teeth. Perspectives on Contemporary Legend, III. Sheffield, Sheffield Academic Press : 115-137.

KNAPP, R. H.
1944 « A Psychology of Rumor », Public Opinion Quarterly 8 : 22-37.

LE BON, G.
1975 La psychologie des foules. Paris, RETZ-CEPL [1e éd., Paris, PUF, 1895].

RÉMY-HALL, É.
1992 Des vipères lâchées par hélicoptères? Anthropologie d'un phénomène appelé rumeur. Thèse de doctorat en anthropologie. Université de Paris V.

REUMAUX D'ÉQUAINVILLE, F.
1990 Esquisse d'une théorie des rumeurs -- Analyse de quelques modèles sociologiques. Thèse de doctorat d'État en sociologie. Université de Paris V.

ROBERGE, M.
1989 La rumeur. Québec, Université Laval & CÉLAT.

 

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