Rumeurs & rumorologie
par Pascal Froissart,
Université de Paris
VIII
Recensions,
comptes-rendus
   
 
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Communication & langages

par Yves Jeanneret

Source: Yves Jeanneret, 2003. « Notes de lecture ». Communication et langages. Paris: Armand Colin.

La rumorologie, fausse science, vraie idéologie et réel abus de pouvoir

Voici un livre dense, alerte, mais impitoyablement ironique, qui prend pour cible un objet emblématique : l’étude des rumeurs, rebaptisée avec malice "rumorologie". Nous connaissons tous la fameuse expérience de transmission d’un message, souvent présentée comme le modèle de la communication mesurée, objectivée, modélisée.

En analysant les origines de la croyance en un objet nommé "rumeur", en éclairant les conditions dans lesquelles cette idée a été mobilisée, Pascal Froissart élucide les conceptions de la société que cette prétendue science mobilise. Il signe ainsi un livre très important. Important pour ceux qui essaient de comprendre la circulation sociale des idées. Important dans le débat épistémologique, où il montre que ce qui paraît faire de la rumorologie une science véritable est ce qui la définit le plus sûrement comme une idéologie. En choisissant un objet apparemment anecdotique mais hautement révélateur, l’auteur ouvre un débat de fond sur les exigences d’une véritable recherche sur la circulation des objets signifiants dans la société. Dans ce double apport, "décorticage" d’un discours et de son régime social, interrogation sur le sens d’une analyse véritable des parcours du sens, l’un ne va pas sans l’autre.

Il faut d’abord prendre la mesure de ce "discours rumoriste". Ayant montré combien la notion est théoriquement inconsistante, Pascal Froissart analyse, pièces à l’appui, la cristallisation d’un discours diffus sur le caractère destructeur du social en un dispositif expérimental, sans cesse perfectionné, qui semble objectiver, comme une entropie, l’interprétation vivante, Il traque ensuite différentes exploitations de ce dispositif, depuis le contrôle des messages médiatiques jusqu’aux "cliniques de la rumeur" destinées à juguler les mouvements sociaux, en passant par la construction institutionnelle d’une psychologie instrumentale financée par le pouvoir, justifiée par le scientisme et assise sur le mépris du social. Il fallait avoir le courage de relire de près tous ces textes et de restituer tous ces contextes. On pense à Barthes, définissant le mythe comme une réalité coupée de son histoire. Pascal Froissart redonne au mythe de la rumeur son épaisseur historique, incroyablement parlante, souvent hilarante, parfois effrayante.

Au cœur de discours se trouve le fameux dispositif expérimental de transmission des témoignages, inventé au début du siècle. C’est le transport vers les récits médiatiques, les opinions politiques et les mouvements sociaux de ce petit appareil de preuve lié au contexte juridique qui donne naissance à l’idée qu’il y aurait des rumeurs. Mais il ne faut pas se tromper de sens : ce n’est pas le dispositif expérimental qui fait naître le concept de rumeur, c’est la croyance en la rumeur (peur des masses, caractère interchangeable des individus, réduction des messages à des unités de sens, conception du social comme une maladie) qui fait le succès d’un dispositif expérimental particulièrement apte à incarner cette croyance et à faire naître l’espoir de maîtriser l’incontrôlable. Tout ce qui suit -- conception de la trivialité comme dégradation interprétation social sans observation du social, pratique divinatoire de la rumeur, instrumentation par les logiques policières, exploitation de la "rumorologie", par le révisionnisme -- est contenu dans ce phénomène fascinant : qu’une conception aussi évidemment fausse ait pu avoir un tel succès, simplement parce qu’elle satisfait ceux qui veulent se prouver leur propre lucidité et la crédulité des autres.

Car Pascal Froissart, excellent connaisseur des controverses théoriques liées à la communication, n’a aucun mal à expliciter la conception sommaire du social que suppose le fait de faire tenir une idée de la communication dans un dispositif expérimental : l’abstraction par rapport au social, l’incapacité de ramener un message à des fragments de réel, le caractère actif de l’appropriation, le rôle déterminant des médias, l’implication de l’observateur dans les pratiques qu’il analyse. Bref, les "rumorologues" ont inventé une communication qui n’a jamais existé. Mais ils l’ont fait au bénéfice de trois réalités qui existent bel et bien : le prestige de ceux qui mettent social en équation ; un imaginaire de la trivialité comme perte et pathologie ; une institution scientifique qui ne se décide pas considérer que la communication sociale s’analyse.

Yves Jeanneret

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