Pascal Froissart
La rumeur démystifiée
Source: Pascal Froissart, 2004: 43-49. « La
rumeur démystifiée.
Un entretien avec Vincent Boulanger ». Les bruits de l'éolien.
Rumeurs, cancan, mensonges et petites histoires. Paris: Systèmes
solaires, 2004.
Pascal Froissart est maître de conférences en Sciences de linformation et de la communication, à lUniversité de Paris VIII. Il a publié en 2002 un ouvrage intitulé La Rumeur, histoire et fantasmes qui démystifie la rumeur et surtout le discours « scientifique » qui prétend construire un savoir sur la rumeur.
À quoi reconnaît-on une rumeur ? Techniquement, il est difficile de dire ce qui est une rumeur et ce qui nen est pas. Ce nest pas comme le conte que lon reconnaît généralement par les mots « il était une fois » placés en tête ; ce nest pas non plus comme le secret où le locuteur commence par dire « je vais te confier un secret ». La rumeur échappe à tout marquage linguistique, et se confond avec les mythes, les anecdotes, les canulars, les fausses informations, les commérages. Seul moyen de sy retrouver : les livres collectant les rumeurs, auxquels les spécialistes, sommés de rendre un diagnostic, font référence pour voir si on en a déjà parlé. Si oui, cest une rumeur ; sinon on ne sait pas. Cela pose un problème supplémentaire : ces ouvrages ne se prononcent pas sur la seule chose qui intéresse vraiment : est-ce vrai ou non ? Les ouvrages se contentent le plus souvent (à part quelques tentatives encyclopédiques) de dire que telle ou telle rumeur a déjà circulé. Après cela, on nen sait guère plus sur leur véracité et leur champ dinfluence, si elles circulent dans notre seul groupe damis, ou si elle sont répandues à léchelle dun pays, par exemple. Finalement, mais cest cela qui fait leur charme, les livres sur les rumeurs sont pleins de rumeurs dont on ne connaît pas le statut.
Dans ce cas, la science de la rumeur avancerait dun pas bien mal assuré ? Pour être franc : oui. Les théories sur la rumeur ne reposent sur aucune base solide et elles ne reflètent généralement que la propre vision du rumorologue sur la rumeur et la société. Le concept de rumeur tel que nous le connaissons aujourdhui remonte à 1902, date symbolique du premier effort de théorisation publié par un certain L. W. Stern. Avant cette période, le mot "rumeur" désigne essentiellement un son confus, comme dans lexpression « la rumeur de la ville ». Pour décrire le concept de « rumeur » que nous utilisons aujourdhui, on employait plutôt les termes de « bruit », « bobard », « fausse nouvelle » ou encore « échos ». Il faut attendre les années 1970 et 1980 pour que le concept de rumeur explose en France avec une série de livres qui lui sont consacrés. Sans définition bien stable, il est alors utilisé pour désigner linverse de linformation. On pourrait dire "fausse information", mais on préfère parler de rumeur. Cela permet de stigmatiser efficacement le locuteur, une opinion ou une population. Cest plus fort que de parler de mensonge, car on na pas besoin de prouver la fausseté de ce qui est dit ; il suffit de faire référence à la diffusion massive pour disqualifier la parole rumorale. Cela dit, lhistoire de la rumeur comme concept est bouleversée par lhistoire des moyens de communication. Les médias de masse ont pris une importance nouvelle, et sont devenus les principaux diffuseurs de rumeurs : soit quils combattent la rumeur (et alors ils la diffusent), soit quils lui consacrent des émissions spéciales (à la télévision parfois, à la radio énormément), soit enfin quils se "fassent avoir" (mais cest heureusement rare).
Pour autant, est-il inquiétant que les rumeurs circulent ? Pas pour les spécialistes de la rumeur ! Trêve de plaisanterie, on fait grand cas des rumeurs, et certains événements médiatiques des dernières années peuvent laisser croire que les rumeurs sont à la source dun mal nouveau. Cest aller trop vite en affaire. Des rumeurs, il y en a partout et tout le temps. Tant mieux. Si quelquun une star, une personne politique, un commerçant se plaint que la rumeur menace soudain son commerce, cest oublier que cest par le même biais que leurs réputations se sont formées et leur ont apporté clientèle, gloire ou succès. En fait, la rumeur est lenvers de la médaille du succès : qui aspire à la gloire risque la rumeur. Du coup, la rumeur a mauvaise presse et véhicule avec elle une série de préconceptions négatives. Ces préconceptions remontent aux années 1960 à 1980 où prévalait une conception très « moutonnière » de la société. Cétait lépoque où lon croyait que les mots pouvaient tuer et quune fausse information pouvait subvertir une nation entière. Les sciences de la communication nous ont appris depuis quon pouvait comprendre la société en dehors du manichéisme élite/masse, vérité/mensonge, culture/confiture, et que les gens font un peu ce quils veulent de ce quils trouvent dans les médias. Bien sûr, tout dépend aussi de ce qui est visé par la rumeur. Prenons lexemple de la rumeur disant que votre voisine a mis son chat dans un four à micro-ondes pour le sécher, et que ce dernier en est mort. Personnellement, non seulement je trouve cet humour noir plutôt stimulant, mais en plus il me semble que tout message qui met en garde contre les technologies modernes nest pas dénué de bon sens. Il y suffisamment de produits mal conçus ou défectueux pour quon sen rappelle, quitte à ce que ce soit par le biais dune rumeur Ceci dit, si jétais fabricant de four, je me battrais sans pitié contre cette rumeur. Mais ce nest pas le cas, et ce nest pas le cas de la majorité de ceux qui entendent pareille histoire horrible.
Mais justement, comment lutter contre la diffusion de rumeurs ? Dans les années 1940, on estimait quil suffisait de convoquer dans les médias la sommité dun domaine pour faire taire une rumeur liée en tout ou partie à ce domaine. Il nest pas sûr que cela suffise aujourdhui. On ne se fait pas une opinion daprès la seule information que lon reçoit. Certains théoriciens estiment au contraire que les médias transmettent linformation, mais jamais lopinion qui, elle, se forge dans les réseaux interpersonnels, en famille, au travail, entre amis, etc. Sils ont raison, il ne suffit pas de diffuser une information pour emporter la conviction du public. Il faudrait, pour imposer dans les médias une vérité à coup sûr, utiliser les mêmes moyens de coercition quutilisent les dictatures pour garantir le succès de leurs propagandes. Mais cest une recette que les consultants conseillent difficilement (rires). En fait, il faut du temps et de la bonne volonté. À mes yeux de profane, la politique est davantage une question de sensibilité, de flair et de métier, que de technique de persuasion et de spin doctors. Par ailleurs, et je peux en témoigner, les enseignants savent quil faut répéter plusieurs fois la même chose sous des formes différentes pour quune partie seulement de lauditoire saisisse. On donne une première explication en version "bleue", puis une seconde en version "rouge", puis "verte", on répond aux questions et cest cela peut-être qui permet demporter la conviction à la fin. Il est illusoire de croire que le seul bon sens ou la seule rationalité emportent la conviction des auditeurs.
Il y a quand même certaines rumeurs fantaisistes sur lesquelles il est difficile dargumenter ? Certes, mais si on a du mal à argumenter, cela ne veut pas dire quil faille se moquer. Ça ne sert à rien de stigmatiser celui ou celle qui profère une rumeur. Dabord parce que ce nest pas parce quune personne croit en quelque chose, quelle se trompe, ni même quelle adhère. Le discours des spécialistes sur la rumeur est pourtant très stigmatisant et, de mon point de vue, sert surtout à renforcer la croyance en la bêtise humaine. Pour ma part, je ne crois pas que lhumanité soit stupide par essence. Au contraire, la croyance me semble un des régimes de la connaissance, pour paradoxal quil soit. En outre, on a prouvé que le fait davoir un haut niveau détudes nempêche nullement la croyance : la croyance aux extra-terrestres est plus forte chez les diplômés que chez les autres. Nous vivons dans une société qui néglige (voire méprise ?) son côté folklorique alors que le folklore est partout, et quil structure nombre de nos actions et de nos pensées. Quand nous racontons une histoire ou quand nous décorons un gâteau, nous ne le faisons pas de la manière la plus abrupte ou la plus simple, nous y mettons les formes. Pourquoi faisons-nous ça ? Parce que la superstition, les traditions, les habitudes séculaires font partie intégrante de notre modernité. Pourquoi faudrait-il systématiquement avoir peur des rumeurs, nouvelles légendes ou nouveaux mythes qui agrémentent nos nuits sombres devant le calorifère électrique, à défaut de cheminée ?
En parlant de régime de connaissance, vous voulez dire que la rumeur sur une innovation technologique, les éoliennes par exemple, permet de se lapproprier ? Cest une bonne hypothèse, en effet. Les éoliennes comme toute innovation technologique génèrent leur lot de questions et dinquiétudes. Qui plus est, on touche au domaine de lénergie, et cest un domaine anxiogène (lanxiété est sans doute bonne conseillère en la matière : le feu brûle !). De toute manière, il est difficile de rester muet face à linnovation technologique. Du coup, il y a ceux qui tiennent des discours dithyrambiques et emphatiques (comme au début de lInternet grand public) ; et il y a ceux qui ne voient que les défauts et les dangers possibles (comme on reprochait au télégraphe de provoquer en son temps la maladie des pommes de terre ; on disait que le train à pleine vitesse allait tuer ses passagers). Bien sûr, on peut attendre que la vérité scientifique soit mieux établie ; mais, souvent, ce sont les normes sociales elles-mêmes qui changent. Si aujourdhui, on pose des murs antibruit le long des lignes de TGV, pourtant aussi bruyants que les trains "classiques", cest que la société a évolué et que la tolérance sociale au bruit est devenue moindre (un indicateur est linvention du concept de « pollution sonore »).
Admettons que le secteur de lénergie soit anxiogène, il semble tout de même que les éoliennes suscitent davantage dopposition que dautres formes dénergie ? Il mest difficile de prendre parti, car je ne suis pas spécialiste du secteur. Mais, pour expliquer que la parole rumorale soit aussi rapide à surgir en la matière, je me demanderais si ce nest pas la rançon à payer pour une certaine politique en matière de communication sur les choix énergétiques de la France ; dans le passé, cela sest fait dune manière bien moins consensuelle quaujourdhui ! De plus, je dois avouer que votre entreprise de collecte des rumeurs sur léolien me fait craindre un « risque de créer un effet de réel ». Je mexplique. Le fait de collecter les rumeurs sur léolien et de les rassembler en un endroit unique et centralisé donne à celui qui entreprend cela une vision paranoïaque de la réalité. Devant 30 rumeurs surgies de nulle part mais collée en un même endroit, le collecteur se sent comme dans une citadelle assiégée et peut être accablé par létendue de lincompréhension quil croit relever. Pourtant, à part le journaliste qui fait ce travail, personne ne connaît ensemble les 30 rumeurs en question ! Leffet de réel surgit de là : on fait exister une réalité qui nexiste pour personne. Pire, en la publiant, on finit par la faire exister pour tout le monde. Et lincompréhension peut aller plus loin encore : « On leur a expliqué 15 fois, pensent les communicants, et ils ne comprennent toujours pas ! » Mais le fait de publier un démenti ne donne pas la garantie quon peut toucher tout le monde en une fois, ni quon peut se faire comprendre aisément. Les rumeurs continuent donc de circuler et reviennent se prendre dans les filets des collecteurs de rumeur. À ce stade on confond leffet avec la cause et on fait exister une réalité et un corpus de rumeurs qui nexistait pas auparavant. Désolé de jouer les mauvais joueurs, mais une brochure comme celle-ci donne à toute personne qui ne connaît quune seule rumeur le pouvoir den lire une trentaine et, du coup, de se payer une vraie frayeur.
Si lon vous comprend bien, le démenti est davantage un moyen de diffuser les rumeurs quun moyen de lutter contre elles ? Oui, terrible paradoxe : on ne peut démentir sans diffuser à la fois. Cest un phénomène connu. Pourtant, il est difficile de rester à rien faire. Bien sûr, vous pourriez ne pas publier cette brochure. Mais auriez-vous la paix pour autant ? Le phénomène mathématique qui veut que le démenti diffuse la rumeur nest pas un guide de conduite ! Le problème reste entier. Il faut souvent choisir entre le moins pire des deux maux. Votre démarche semble lexpression dun souci dexplicitation énorme, comme sil fallait tout faire comprendre. Mais, après tout, cela gêne-t-il que les gens aient des croyances erronées sur les éoliennes ? Peut-être est-il erroné de croire que le but à atteindre est de supprimer les croyances autour de léolien. Vous navez pas un rôle dédification des masses, mais celui de pouvoir implanter des éoliennes Bref, sans convaincre les plus opposés qui vous sont de toute manière hostiles, vous réussirez peut-être à nouer des contacts suffisamment solides pour implanter un projet éolien chez quelquun qui continuera à croire aux infrasons ! Vivent les croyances Au fond, il ne sagit pour les uns et pour les autres que de pouvoir sentendre. Et, dans une bataille politique, les médias et toutes les publications noccupent pas toujours la première place.
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