Rumeurs & rumorologie
par Pascal Froissart,
Université de Paris
VIII
Entretien
   
 
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Sciences humaines

par Benoît Richard

Source: Pascal Froissart (entr. avec Benoît Richard), 2005 : 18-25. « Entretien ». Sciences humaines. No.164 (octobre).

Les particularités d’Internet

Internet entretient des rapports particuliers avec la rumeur. Mais l’originalité du Web ne réside pas dans sa propension à répandre rapidement et partout des bruits supposés. L’existence de sites de référence et de validation et l’apparition de rumeurs sous forme d’images sont bien plus novatrices.

Pascal Froissart est maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Université de Paris VIII, et chercheur associé au Laboratoire « Communication et politique » (CNRS). Il est l’auteur de La rumeur, histoire et fantasmes, Belin, 2002.

 

La réputation d’Internet comme moyen de communication particulièrement propice à la production et à la circulation de rumeurs est-elle justifiée ?

Pascal Froissart : Cette réputation est un peu surfaite, pour deux raisons. Tout d’abord, parce qu’il est difficile de mesurer la part des rumeurs dans le nombre total de nouvelles qui circulent. Ensuite, parce qu’il me semblerait étonnant qu’un média ou un moyen de communication concentre plus de rumeurs qu’un autre : la télévision, la radio, la presse véhiculent tous des rumeurs (volontairement ou non), et Internet… autant que les autres. La question mérite néanmoins qu’on s’y arrête. Internet présente en effet une véritable spécificité, qu’on peut étudier sous trois angles : le Web se distingue par l’extension géographique qu’il donne à toute information, puisqu’il opère à l’échelle de la planète. Il se distingue également par l’extension temporelle : la transmission d’une nouvelle est quasi-instantanée. Enfin, par sa capacité de stockage considérable, le Web induit une véritable extension mémorielle : tout semble consultable, en tout lieu, et en tout temps. Il devient possible de faire des recoupements, des enquêtes, bref, de jouer au détective ou au journaliste en chambre. Le texte d’une rumeur se retrouve en quelques clics. Nuançons néanmoins ces particularités : ce n’est pas parce que la possibilité existe qu’on s’en sert ! La plupart des gens ne vérifient pas une information avant de la rendre publique…

World Wide Web. Dès 1991, des informaticiens de la Silicon Valley, fous de bonnes histoires, avaient mis à disposition des fichiers FTP (l’espace d’échange qui a précédé le Web) sur ce qu’ils appelaient des « légendes urbaines ». Quatre ans plus tard, en 1995 apparaissent les premiers sites de référence sur la rumeur. L’un est hoaxbusters.ciac.org (dont le nom inspirera le site français ouvert en 1999), créé par un informaticien du Ministère de l’énergie américain qui constate qu’il passe plus de temps à réparer les dommages causés par les rumeurs (« Vous avez été infecté par un virus, formatez votre disque dur ! ») qu’à s’occuper des problèmes informatiques réels. L’autre est snopes.com, le site de référence qui domine actuellement.

 

C’est donc le côté ludique, d’une part, et le côté utilitaire de l’autre qui expliquent le succès de tels sites ?

On consulte en effet les sites de référence autant pour chercher des émotions que des informations. Dans tous les cas, ça marche : l’audience des sites comme snopes.com aux États-Unis ou hoaxbuster.com en France est supérieure à certains sites d’information financière par exemple ! L’autre particularité, qui laisse songeur, c’est qu’aucun de ces sites n’est officiel ou même professionnel. Ils sont tous animés par des bénévoles, sans formation  particulière, avec des moyens d’investigation limités. Dans l’avenir, cela posera inévitablement une question sur la légitimité des informations, les manipulations possibles de la part de services gouvernementaux ou de grandes entreprises tentés de faire passer leur message en sollicitant la vénalité ou la naïveté des animateurs. Ce poids de l’amateurisme éclairé, propre à l’Internet, est fascinant.

 

L’autre originalité d’Internet, c’est que la rumeur s’y trouve également sous forme d’images.

C’est en effet tout à fait spécifique à Internet. Il existe dorénavant une circulation massive d’images sans auteur pertinent que j’ai nommée « rumeur visuelle ». Dans les boîtes aux lettres électroniques, dans les tchats, dans les sites, des images un peu folles apparaissent : elles font rire, elles font peur, elles laissent songeur… Le succès de ces images tient à la qualité de leur réalisation, au plaisir de l’œil, et sans doute également à leurs sujets. Quand on classe ces sujets en catégories, on s’aperçoit que ce qui revient le plus souvent, c’est le motif de la prouesse ou du comble : un surfeur qui s’approche d’un requin dans le rouleau d’une vague (en fait, il s’agissait d’un dauphin et l’image prise de loin donne l’impression de la proximité), un chat de 40 kg, un squelette humain de la taille d’un éléphant, etc. Trois autres catégories arrivent ensuite à égalité : celles de l’humour, de l’horreur et de la politique. Enfin, deux catégories surprennent par leur faible importance : les images à connotation sexuelle ou surnaturelle. Peut-être parce qu’elles permettent moins facilement d’entrer en discussion avec l’entourage. En effet, l’intérêt des rumeurs visuelles comme celui de toute rumeur, c’est de pouvoir en parler, critiquer, se moquer, croire, bref, de faire fonctionner le lien social !

Propos recueillis par Benoît Richard.

Repères bibliographiques

Froissart, Pascal, 2004 : 47-55. « Des images rumorales en captivité. Émergence d’une nouvelle catégorie de rumeur sur les sites de référence sur Internet ».  Protée.  Vol. 32, nº 3 (hiver). Chicoutimi : Université du Québec à Chicoutimi

Froissart, Pascal, 2002 : 27-35. « Les images rumorales. Une nouvelle imagerie populaire sur Internet ». Médiamorphoses. Nº 5. Paris : ina. 

Froissart, Pascal, 2002. La rumeur. Histoire et fantasmes.  Paris : Belin, coll. « Débats », 280 pages.

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