Rumeurs
& rumorologie par Pascal Froissart, Université de Paris VIII |
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Le livre de Pascal Froissart comble un vide important dans un champ de recherche pourtant foisonnant. En effet, cet ouvrage n’est pas une étude de plus sur les rumeurs, mais une étude sur les études sur les rumeurs : l’auteur cherche à dégager les conditions de possibilité de l’étude des rumeurs, ses présupposés, ses dérives instrumentalisantes ou idéologiques, autrement dit une véritable épistémologie des travaux sur la rumeur. Original et intelligent, l’ouvrage de Froissart gratte les « rumorologues » là où ça fait mal ! L’ouvrage se développe selon deux approches complémentaires : la première partie, diachronique, constitue une archéologie « pré-allport&postmanienne » qui exhume les travaux sur la rumeur antérieurs à 1945 ; la seconde partie, synchronique, établit une typologie critique des postulats de base de la recherche sur les rumeurs (la rumeur est fausse ; la rumeur a un message caché ; la rumeur doit être contrôlée). La première partie a le mérite de présenter et d’analyser des travaux peu connus, bien que Allport et Postman, Rosnow, Shibutani citent ces précurseurs, et que l’historien de la rumeur Hans-Joachim Neubauer en fasse état dans son ouvrage Fama. Eine Geschichte des Gerüchts (Berlin : Berlin Verlag, 1998, trad. anglaise : The Rumour. A Cultural History, Londres : Free Association Books, 1999). Froissart rappelle ainsi les travaux de Louis William Stern (1902) sur la transmission linéaire et dégradée d’un message – notant déjà les mécanismes d’omission, d’ajout et de transformation –, de Rosa Oppenheim (1911) sur une rumeur de presse, de Frederick Bartlett (1920) expérimentant sur la capacité de mémorisation de contes folkloriques et de dessins, de Clifford Kirkpatrick (1932) qui modifie le protocole méthodologique de Stern en supprimant le rôle intermédiaire de l’expérimentateur, lequel devient simple observateur des transmissions successives. Le propos de Froissart est de montrer la naissance d’un concept, celui de « rumeur », « catégorie forgée […] récemment et qui, appliquée telle quelle avant une certaine date, est un contresens » (p. 51). Les notions anciennes de « bruit qui court » ou de « réputation » sont écartées au profit de l’idée exclusive de « message déformé ». Froissart va plus loin encore en suggérant que la rumeur est un faux concept, flou, souvent défini de manière contradictoire (par exemple la réduction et l’effet « boule de neige ») et recouvrant une multiplicité de phénomènes. Spécialiste en sciences de l’information et de la communication, l’auteur insiste sur le rôle majeur des mass médias dans la diffusion, et même la création, des rumeurs, contestant ainsi la conception classique du « bouche-à-oreille ». Froissart critique à juste titre une conception essentialiste de la rumeur – qui fait correspondre à un mot une réalité éternelle – mais, ce faisant, il tombe tout naturellement dans l’excès inverse, le nominalisme, qui prétend qu’un mot ne correspond qu’à une réalité conventionnelle, une vue de l’esprit. Affirmer qu’on ne peut pas parler de rumeur avant l’apparition du mot (« la rumeur devient réalité », p. 63) impliquerait, pour caricaturer, que l’attraction universelle, l’électron ou les chromosomes n’existaient pas avant l’apparition de ces termes ! La rumeur n’est ni plus ni moins un faux concept que toutes les notions de sciences humaines – par exemple l’intelligence, l’inconscient, la classe sociale… –, objets de constants débats et de constantes réévaluations. Dans la seconde partie, le premier postulat discuté est la « rumorographie ou le fantasme de l’exactitude ». Froissart invite les chercheurs à la modestie sur la question de la véracité des rumeurs, dénonçant l’« abus de position d’autorité chez les rumorologues : ils font mine de dire le vrai, sans égard pour le processus qui mène à la vérité et qui est loin d’être simple à suivre » (p. 151). Ceux-ci oublient souvent que ce n’est pas eux qui détiennent la vérité, qui plus est absolue, mais des experts, qui avancent une vérité relative. L’auteur prend Allport et Postman à leur propre piège en révélant que l’une des illustrations « réalistes » utilisées par les psychologues américains pour leurs expériences de transmission de l’information contient une erreur grossière : deux panneaux routiers côte à côte indiquent « Cherbourg 50 km » et « Paris 21,5 km », détail fantaisiste puisque 332 km séparent les deux villes ! Mais cette anecdote est emblématique : pour critiquer un pseudo-réel, Froissart doit s’appuyer sur un autre « réel », jugé plus vrai que le premier ! La position relativiste qui nie la possibilité d’établir le vrai et de faux (« la véracité impossible », p. 137) est intenable et aboutirait à renoncer à distinguer les informations exactes et les informations inexactes. Le second postulat, la « rumorancie » – un puriste aurait préféré « rumoromancie », sur le modèle terminologique des « mancies » ou arts divinatoires, tels que cartomancie, chiromancie, nécromancie –, est la propension des chercheurs à interpréter les rumeurs, à dévoiler leur « message caché ». On suivra volontiers l’auteur dans sa « critique de la signification unique » (p. 182) et dans sa méfiance envers les systèmes symboliques « plaqués » sur la rumeur, comme c’est souvent le cas pour les interprétations psychanalytiques. L’auteur lui-même n’échappe pas aux interprétations fragiles : que penser de cette hypothèse provocatrice, bien peu fondée, selon laquelle la rumeur étudiée par Jung, faisant état de relations intimes entre une adolescente et son professeur, cacherait une affaire d’abus sexuel (p. 178) ! On ne saurait souscrire à l’affirmation qu’« il y a autant d’interprétations que de locuteurs [et] que de rumorologues » (p. 186). C’est oublier que l’interprétation ne relève pas de la fantaisie individuelle mais d’un travail de recherche d’une cohérence symbolique, qui s’appuie non seulement sur le contenu de la rumeur mais également sur le paratexte, sur le contexte socioculturel, sur l’usage militant de la rumeur par les transmetteurs. Comme l’a bien montré Jean-Michel Berthelot dans son étude épistémologique de la sociologie, le paradigme herméneutique est tout aussi valide comme méthode d’intelligibilité du social que les paradigmes causaux ou dialectiques (J.-M. Berthelot, L’intelligence du social, Paris : PUF, 1990). Le troisième postulat, la « rumorocratie ou le fantasme du contrôle », critique la métaphore médicale comparant la rumeur à une épidémie causée par un virus ou un microbe, et l’illusion de mesures de lutte contre les rumeurs. Froissart met l’accent sur l’inanité des modèles mathématiques de diffusion de la rumeur, sur l’erreur de croire que ce sont des sujets indifférenciés qui véhiculent les rumeurs ou que celles-ci se diffusent essentiellement dans les milieux populaires et peu instruits, enfin sur l’inefficacité du démenti : tout cela a bien été démontré mais, n’en déplaise à l’auteur, par les études mêmes sur la rumeur ! Il est aisé de critiquer les baroques métaphores erpétologiques (typologie des rumeurs correspondant aux modes de morsure de serpents, selon que la proie est tuée d’un jet de venin, paralysée peu à peu ou avalée vivante) ou entomologiques (la rumeur, comme l’insecte, passerait par trois stades : larve, nymphe et imago) présentées par Françoise Reumaux comme une « esquisse de théorie des rumeurs », mais Froissart fait l’impasse sur l’apport théorique et méthodologique qu’a été la modélisation de la rumeur par Michel-Louis Rouquette dans les années 1990, autour des concepts d’implication, d’attribution, de négativité et d’instabilité, tous concepts absents de l’ouvrage de Froissart. Celui-ci écrit, à tort, que les expériences de transmission linéaire des rumeurs ne mesurent que la capacité de mémorisation (p. 121). C’est ignorer les travaux qui montrent que la mémoire n’est pas le seul facteur intervenant dans le processus de réduction du message : la reproduction d’informations est meilleure lorsque les sujets ont un rapport « neutre » au message que lorsqu’ils se sentent concernés (M.-L. Rouquette et al., « Influence de la pertinence et de la structure sous-jacente sur la mémorisation des énoncés », Bulletin de psychologie, XXX, 1976, pp. 59-64). Pour les besoins de sa démonstration, Froissart parle de « rumorologie », (pseudo-) science des rumeurs, mais cet amusant néologisme est un effet de rhétorique car il n’existe aucune discipline ni aucune spécialisation de discipline de ce nom. Comme nous l’avons écrit ailleurs, c’est une chance pour l’étude des rumeurs que de relever d’une multiplicité de disciplines (sociologie, psychologie, folklore, communication, histoire…), de telle sorte qu’aucune ne puisse prétendre à un monopole. L’ouvrage de Froissart, qui régalera tous les spécialistes de la rumeur, est une critique salutaire des travaux menés dans ce champ de recherche. Il serait cependant absurde d’en conclure qu’aucune étude ne peut être menée sur cet objet. Pascal Froissart lui-même a réalisé sur une rumeur africaine une belle monographie qui n’a rien à envier aux recherches les plus classiques (« La rumeur du chien » in F. Reumaux, dir., Les oies du Capitole ou les raisons de la rumeur, Paris : CNRS Éditions, 1999, pp. 105-120). Tout en s’en défendant, Froissart s’intéresse bien à la véracité de la rumeur (il encourage ses étudiants en journalisme à enquêter sur les événements et il fait état du rapport de police sur l’affaire) et il en tente bien une interprétation en termes de symptôme social (« La rumeur du chien est la meilleure illustration de ces tensions sociétales », p. 115). Enfin, ce n’est pas le moindre des mérites de l’ouvrage de Froissart que d’offrir des approches innovantes et éclairantes sur la représentation sociale des rumeurs : la bibliométrie des ouvrage sur la rumeur, l’étude des métaphores désignant la rumeur, l’analyse des figurations iconiques de la rumeur (par exemple le célèbre dessin de Norman Rockwell). L’excellent site web de Pascal Froissart, véritable « portail » en langue française pour l’étude des rumeurs, reflète cette richesse et cette curiosité intellectuelle : http://pascalfroissart.online.fr. Jean-Bruno Renard |