Pascal Froissart

La rumeur n’est pas
une pathologie du corps social

 

Source: Pascal Froissart, 2007: 11. « La rumeur n’est pas une pathologie du corps social.
Un entretien avec Béatrice Vuaille ». Le quotidien du médecin. 12 avril.

Vraie ou fausse, « elle court, elle court, la rumeur » et Internet lui donne une nouvelle jeunesse. Elle est tenace et rien ne peut l’arrêter, car elle appartient aux activités les plus fondamentales de la communication interhumaine, empruntant à la fois à la narration et à l’imaginaire. Pire, le démenti n’est-il pas le plus sûr moyen de la diffuser plus largement ?

Pascal Froissart, théoricien de la rumeur, fait le point pour le Quotidien.

Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication et enseignant chercheur à l’Université de Paris VIII, Pascal Froissart travaille sur la rumeur depuis une dizaine d’années. Il publie largement sur la question et notamment sur Internet : histoire que tout soit bien clair d’emblée.

La première théorie de la rumeur peut être datée avec précision : 1902. Elle a accompagné l’évolution de l’acception contemporaine du mot rumeur – un bruit qui se répand dans le public, selon le Larousse -, qui n’était pas la même antérieurement où l’on ne distinguait guère la rumeur de la réputation. C’est un spécialiste en psychologie judiciaire, Stern, qui a mathématisé la déperdition de l’information, sur un modèle semblable au « jeu du téléphone » des enfants. Au bout de la file des enfants qui se transmettent discrètement une narration de l’un à l’autre, l’histoire finale n’a plus rien à voir avec l’histoire initiale. Stern a voulu mesurer la déperdition des détails et a élaboré une loi logarithmique et asymptotique du nombre de “détails” en fonction du nombre des relais.

Il est intéressant de noter que la théorisation de la rumeur est contemporaine des premières théorisations de l’« intelligence » (le test du Q. I. d’après les travaux de Binet et Termann) et de la « foule »… Cela n’est pas un hasard non plus si la notion de rumeur telle qu’on la connaît est née à une époque qui a correspondu à l’explosion de la presse industrielle.

La suite a montré que le modèle ainsi élaboré en 1902 a servi en permanence pour “donner corps” à la rumeur sans qu’aucune pertinence empirique ne soit jamais démontrée, souligne Pascal Froissart.

Pour prendre un exemple concret, rappelons-nous de la rumeur des seringues infectées par le VIH, sur lesquelles disait-on l’on risquait de s’asseoir dans les cinémas d’Issy-les-Moulineaux. « Or elle n’a rien perdu de son intégrité à mesure de sa diffusion. Toutes les histoires rapportées se ressemblaient. Le concept est donc pseudo-scientifique car il ne permet pas de rendre compte de la réalité, mais il est utilisé comme base à tous ceux qui travaillent sur les rumeurs. » Il faut peut-être changer de modèle. Par exemple, Jean-Bruno Renard, sociologue à Montpellier, lie aujourd’hui le concept de rumeur à celui de légende contemporaine et de folklore.

Pourtant, beaucoup d’entre nous connaissons le site hoaxbuster.com, qui recense les rumeurs et donne des informations sur leurs fondements et sur leur véracité éventuelle (l’étymologie du mot hoax vient de la magie, « hocus pocus », la foule des sorciers du moyen-âge). Ce genre de site fonctionne évidemment sur la notion d’une rumeur liée à l’information qui se vérifie parce qu’elle se déforme. « Pourtant la rumeur est davantage une histoire faisant résonance avec l’imaginaire, qui évoque des images un peu fausses et un peu vraies. La rumeur appelle plus un discours sur la croyance que sur la vérité. Et dans le lien social, le sens de la rumeur n’est pas d’être porteuse de vérité ou non, mais sa fonction est d’ouvrir la discussion sur la question évoquée. »

Comment voir alors les rumeurs ? « Je n’ai pas de recette, ni d’école à proposer », indique P. Froissart. « Certes j’aborde la rumeur sous un angle volontiers anthropologique, c’est-à-dire sans considérer que c’est une pathologie du corps social, mais au contraire une manière comme une autre de faire fonctionner le lien social. »

Dans le domaine de la médecine et de la santé, les rumeurs sont naturellement très présentes car, de tout temps, ce domaine est source de folklore et de légendes. À cela vient se greffer le problème de la véracité : les rumeurs ne sont pas toujours fausses, et dans le domaine médical, les rumeurs presque vraies sont légion. Par exemple, les corps étrangers, comme des morceaux de souris, des préservatifs ou des épingles à nourrice, trouvés dans les boîtes de soda, constituent des faits avérés, attestés par des minutes de tribunal. Ces objets sont tombés dans les cuves où la boisson était préparée. Mais la persistance de cette rumeur en fait une crainte qui perdure. Un peu comme si on disait à chaque fois : « Attention, quand tu ouvres une canette, tu dois regarder s’il n’y a pas dedans quelque chose de bizarre ! »

Les rumeurs ont les mêmes fonctions sociales que les histoires que l’on se racontait au coin du feu, et c’est pourquoi elles ne sont pas prêtes de disparaître. D’ailleurs, essayez de les démentir… et vous les répandrez encore plus loin ! Isabelle Adjani en a fait les frais il y a une vingtaine d’années, quand elle a démenti à la télévision le bruit qui courait sur sa prétendue infection par le VIH (les chiffres ont montré que le démenti avait diffusé la nouvelle, et peu modifié le nombre de personnes crédules in fine).

« Dans le domaine médical, il y a énormément d’histoires appelées rumeurs : sur Internet, dans la presse, dans les livres… La rumeur médicale est quasi rituelle. » On connaît différents exemples qui circulent de manière rumorale sur Internet. Tel le lien sur Youtube qui renvoie à un documentaire “à charge” où l’on s’interroge sur l’origine du virus du sida, sur les campagnes de vaccination contre la poliomyélite dans les années 1950, et sur les préparations à base de reins de singe, qui pourraient être à l’origine du passage du virus du sida de l’animal à l’homme.

Mais, pour ne pas simplifier, il ne faut pas amalgamer les individus au troupeau et penser que tout le monde croit aux informations trouvées sur Internet. Les individus sont autonomes et acceptent davantage le doute que l’on pense. « Ils ne sont pas unis par une âme des foules. Prendre l’ensemble des individus pour un troupeau est une pensée d’industriel, pas de sociologue. » Internet a certes changé la relation entre patient et médecin, mais pas l’information médicale qui reste toujours aussi difficile à interpréter. Seule une véritable culture médicale le permet, apprise en faculté… ou auprès de quelques rares associations de malades, qui deviennent alors des interlocuteurs structurés auprès du corps médical et avec qui un dialogue peut se nouer. Il faut ajouter à la description du “paysage rumoral” que la médecine est le lieu d’enjeux dont les intérêts ne sont pas forcément convergents : connaissance scientifique, santé publique, recherche, commercialisation industrielle, etc. Les frictions entre les uns et les autres sont propices à la naissance de rumeurs.

Pendant ce temps-là, les rumeurs et les “images rumorales” (images à grande diffusion, à peu près anonymes, qui circulent comme des rumeurs) se servent des publications médicales pour prospérer et inventer sans cesse. Dans les boîtes aux lettres électroniques circulent en effet des drôles de récits ou d’étranges images qui prétendent à la véracité médicale : ainsi dit-on que le mélange soda–pastille mentholée a tué deux personnes la semaine dernière (en fait, après recherche, il n’en est rien… bien qu’on ne puisse le recommander) ; ainsi montre-t-on l’image d’un pénis calciné, en prétendant que ce serait la conséquence d’une brûlure électrique après que la personne a uriné sur une clôture électrifiée (en fait, après enquête, l’image est réelle, provenant d’une publication médicale, mais l’histoire ne l’est pas).

Ces images, sorties de leur contexte sémiologique, sont rapidement insoutenables. Et pourtant elles font le tour de la Terre. Leur circulation témoigne donc de quelque chose des peurs et fantasmes communs. Et, en bout de chaînes, elles se trouvent “épinglées” dans les sites de référence comme hoaxbuster.com ou snopes.com qui, d’une certaine manière, les plongent dans le formol à la manière des “bocaux” pour étudiants de première année. « En gros, parmi les images rumorales, il y a un tiers qui sont vraies, un tiers qui sont des photomontages et un tiers qui sont de vraies images avec un commentaire faux, précise le “rumorologue”. Encore faut-il se fier aux sites de référence sur la rumeur, qui sont animés par des bénévoles… ». Pour le moment, les sites de débusquage de la rumeur n’ont pas été pris en défaut. Ils bénéficient du contrôle du Web 2.0 (par les internautes eux-mêmes).

Rédigé d’après un entretien par le dr Béatrice Vuaille

 

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