Rumeurs & rumorologie
par Pascal Froissart,
Université de Paris
VIII
Recensions,
comptes-rendus
   
 
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LA SCIENCE AMUSANTE

La rumeur dérobée. La rumeur n'a pas trouvé sa science 

par Guillaume Lecointre

Source: Guillaume Lecointre, 2002. « La rumeur dérobée. La rumeur n'a pas trouvé sa science ». Charlie Hebdo. No 545 (27 novembre 2002), p. 14.

Pavé dans la mare des sociologues qui étudient les rumeurs

Pascal Froissart vient de sortir un livre critique (1) qui renvoie les prétentions scientifiques des études de "la rumeur" au rang d'illusions aussi évanescentes que "la rumeur" elle-même. Tout d'abord, le livre montre que la rumeur n'est pas définie, ou très mal définie. C'est un mot vendeur, fourre-tout et souvent péjoratif qui recouvre une multitude de situations. Du coup, les scientifiques ont créé un objet de laboratoire appelé "rumeur", qui ne correspond en rien à la complexité sociale de la rumeur, qu'il s'agisse d'expériences d'hier ou d'aujourd'hui. Par exemple, les expériences classiques de la première moitié du XXe siècle consistent à donner un récit à des acteurs, puis à suivre l'évolution du récit à chaque maillon de la chaîne, chaîne linéaire dans laquelle l'expérimentateur reste le maître du jeu. En fait, on a confondu rumeur et simple perte en ligne de l'information. Toute information répétée sans contrôle de la fidélité est inexorablement destinée à perdre très vite la richesse de ses détails pour ne plus mettre en exergue que quelques motifs. C'est le coup de la photocopie de la photocopie, de la photocopie... Dans la réalité sociale, la diffusion n'est pas linéaire mais ressemble beaucoup plus à un inextricable réseau dans lequel aucun maître du jeu ne lit la déposition du maillon précédent au maillon suivant. Le passage direct de personnes à personnes véritablement investies enrichit la rumeur d'éléments surajoutés, au lieu de l'appauvrir. De plus, la rumeur est trop souvent "populaire", comme s'il ne s'agissait que de ragots véhiculés par des gens peu rigoureux. En fait, une bonne partie de la vision universitaire de la rumeur oublie le rôle des médias. Une rumeur qualifiée de "publique" n'est que trop souvent celle véhiculée par une profession, celle des journalistes. Le livre montre que le rôle des journaux dans la diffusion d'une rumeur est aujourd'hui prépondérant. Une fois dans l'ornière, les démentis, aussi rigoureux soient-ils, ne feront jamais qu'amplifier la rumeur et ne convaincront jamais le public de changer d'avis. Plus la personne est aisée, et plus elle croit les rumeurs, mais aussi plus son opinion change vite. Cela est probablement relié au fait que les gens aisés sont aussi ceux qui lisent le plus de journaux. Du coup, les rumeurs ne sont pas si "populaires" qu'on a voulu nous le faire croire.

Froissart abat toutes les illusions scientifiques, et il ne reste rien.

Tout d'abord, il nie toute possibilité d'accès au réel qui se cache derrière les rumeurs. Toute étude sur les rumeurs échoue à définir rigoureusement ce que l'on tient pour vrai. Le fait sous-jacent est réduit à une réalité d'expert dont la garantie de véracité n'est pas meilleure que celle du contenu que la rumeur véhicule. Deuxièmement, Froissart dénie tout crédit aux scientifiques quand ils prennent la rumeur comme symptôme d'un fait ou d'un état de la société qui serait à décoder. Il n'y a « ni dictionnaire des symboles, ni clé des songes » dans la rumeur. Troisièmement, Froissart critique la tendance qu'ont les universitaires à concentrer la rumeur dans des régions particulières du corps social, et l'utilisation qu'en font les politiques. Comme par hasard, la rumeur est toujours populaire, et c'est vers le peuple que certains États ont organisé des « dispensaires anti-rumeurs » pour dicter ce qu'il fallait penser d'une question angoissante, comme la dangerosité d'une centrale nucléaire. Froissart montre enfin que les arguments d'autorité assenés dans ces trois tendances sont loin d'être justifiés par une rigueur. Il conclut : « La vérité est qu'il n'y a nul savoir sur la rumeur, il n'y a qu'une tendance générale à croire en des phénomènes sociaux quasi surnaturels. » Finalement, la rumeur est orpheline de science, en mal d'une méthodologie appropriée. Si la rumeur devait relever d'une science, ce serait celle qui utilise les méthodes de l'ethnologie ou de l'histoire.

Guillaume Lecointre

(1) Pascal Froissart, La Rumeur : histoire et fantasmes, éd. Belin.

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