Rumeurs & rumorologie
par Pascal Froissart,
Université de Paris
VIII
Recensions,
comptes-rendus
   
 
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Notes bibliographiques 

par Emmanuel Taïeb

Source: Emmanuel Taïeb, 2002 : 200-205. « Notes bibliographiques ». Les cahiers de la sécurité intérieure. Nº 50 (quatrième trimestre).

La rumeur est un phénomène familier, médiatisé, analysé, toujours actuel et bien connu, en apparence. Mais ce phénomène devient plus incertain quand on s'attache aux études qui lui ont été consacrées. Comme s'il y avait un fossé entre l'objet et sa conceptualisation. Dans cet ouvrage d'épistémologie, Pascal Froissart propose un renouvellement complet de la recherche sur la rumeur, ainsi qu'une rupture avec les manières de la penser qui se sont institutionnalisées chez les chercheurs. On ne trouve donc dans son livre ni un catalogue des rumeurs du moment, ni leurs tentatives d'analyse, mais plutôt un panorama des théories qui ont tenté d'aborder le problème protéiforme des rumeurs, le desservant parfois plus qu'elles ne l'éclairaient.

P. Froissart critique les approches et les manières de faire des spécialistes de la rumeur. Ces derniers en effet plaquent à l'excès l'étiquette rumeur à des phénomènes qui n'en relèvent pas immédiatement. Et ils sous-estiment la part de construction de l'objet qu'ils étudient. Ils se chargent de démêler le vrai du faux, sans se demander si la science a les moyens de le faire. Ils surévaluent la capacité des rumeurs à véhiculer un message valant pour tout le corps social et sur-interprètent ensuite ce message. Enfin, ils versent dans le fantasme du contrôle en prétendant utiliser la rumeur comme une arme ou en désamorcer les effets présumés. Pour qualifier tous ces écueils, P. Froissart forge un certain nombre de néologismes dont on peut repartir.

Le rumorisme est la volonté des chercheurs de croire en l'existence de la rumeur, et même d'« un métaphénomène appelé rumeur qui résumerait à lui seul toutes les caractéristiques de la renommée, de la réputation, du bruit, de la nouvelle, de l'information, de la vérité et du mensonge » (p. 33). Le discours rumoriste oublie d'interroger la validité du concept de rumeur, et construit cette dernière artificiellement comme objet et comme donné. Pour P. Froissart, cela a comme premier effet une inflation de la qualification de rumeur. Le « diagnostic » rumeur est ainsi porté sur des récits qui n'en ont que l'apparence. À ce compte, écrit-il ironiquement, empruntant à Greimas, une recette de cuisine pourrait être qualifiée de rumeur car elle en possède nombre d'attributs : elle peut produire des effets réels, elle n'a pas d'auteur, elle se diffuse en masse, est toujours actuelle et est un véritable petit scénario.

La fragilité de l'approche rumoriste est très visible quand on aborde ce que P. Froissart nomme le « piège de la définition » (p. 33) : le fait qu'il y ait autant de définitions que de chercheurs, et parfois des visions contradictoires chez un même auteur. Cette hétérogénéité des définitions tient à l'hétérogénéité des approches, c'est-à-dire au fait que la rumeur soit investie par différents champs disciplinaires. P. Froissart le regrette, écrivant que « décidément, cela ne facilite pas l'avancée positive de la recherche » (p. 42).

Mais c'est là une position étonnante. Quelle recherche n'avance pas ? Uniquement une méta-recherche qui voudrait subsumer toutes les analyses de la rumeur sous une seule. Ce qui est illusoire. En réalité la recherche avance à son rythme dans chacune des disciplines, et, contrairement à ce que pense P. Froissart, cela a l'immense avantage de fournir aux chercheurs des sources nombreuses et éclatées. Un luxe rare pour d'autres objets.

Dernier avatar du rumorisme, la sous-estimation du pouvoir des médias dans la création et la propagation des rumeurs. Revenant sur l'enquête réalisée à la fin des années soixante par l'équipe du sociologue Edgar Morin, sur une rumeur de disparitions de jeunes filles dans des cabines d'essayage à Orléans (1), P. Froissart rappelle que les chercheurs affirment avoir retrouvé des histoires similaires dans des journaux parus peu de temps avant. Ils persistent pourtant à penser que la rumeur d'Orléans est une « rumeur à l'état pur », l'état sans faits tangibles et se développant loin de la presse.

« Il semble bien qu'on assiste là à un "vouloir-croire", un rumorisme plus fort que toutes les évidences : on veut croire en une rumeur "publique", même si tout montre que le récit est largement diffusé avant et après l'explosion de l'affaire dans la sphère publique », peut justement conclure P. Froissart (p. 96).

Il n'est désormais plus possible d'étudier le phénomène rumoral comme une « entité communicationnelle autonome » (p. 105), car notre société est plus que jamais sous l'emprise des médias. En réalité, rumeurs et médias se nourrissent l'un l'autre. Non seulement les médias créent des rumeurs mais ils en diffusent. Ils y sont même condamnés. Patrick Charaudeau a ainsi pu montrer que la rumeur « médiatique » s'inscrit dans une volonté des médias de briser le continuum des routines et des normes, et sert à capter l'auditoire le plus large possible en permanence (2).

Scientifiquement, il faut alors prendre acte que dès lors qu'une rumeur a été médiatisée, on ne peut plus la qualifier de populaire ou de spontanée, quand bien même elle resurgirait des années après. Médiatisée, elle a rejoint le grand stock des récits et arguments où chacun puise sa parole.

Sous le vocable de rumorographie, P. Froissart dénonce l'attrait des chercheurs pour l'exactitude, et leur souci du vrai. Quant à l'étude des rumeurs, cela induit l'idée qu'il y a une vérité scientifique capable de s'opposer quasiment terme à terme à l'imaginaire des rumeurs. Les spécialistes sont ainsi sommés de dire « le vrai » quand la rumeur émerge. Or une telle posture est dangereuse pour la science elle-même car elle n'est pas absolue. Au contraire, la déconstruction du savoir scientifique montre qu'il s'est constitué progressivement, errant parfois, et que dans nombre de domaines il reste très approximatif. « La vérité ne se décrète pas, elle se construit à petits coups de pinceau historique », poursuit P. Froissart (p. 143).

Pour autant, faudra-t-il renoncer à chercher le vrai? Pour Pascal Engel, la démarche idéale est d'intégrer l'erreur dans la conception du savoir scientifique. Sous cet aspect, il faut s'éloigner du scepticisme qui nie la possibilité d'atteindre le vrai et donc, donne à l'erreur le même statut qu'à la vérité, tout comme du relativisme qui en posant que deux énoncés contradictoires peuvent être également vrais ramène toute chose à une question de perspective et abolit l'idée même d'erreur. « L'intégration de l'incertitude (…), et de l'erreur au sein de la connaissance objective n'implique pas que l'on doive renoncer à une conception idéale de la rationalité », écrit-il ainsi (3).

Pour P. Froissart, les « rumorologues » qui tranchent entre le vrai et le faux sont « en train de constituer, à côté du champ scientifique, un champ rumoro-journalistique où la réalité se décrète, où l'information prime sur la "rumeur", où l'information est synonyme de réalité, où la rumeur est équivalente de l'illusion » (p. 148). Cette inquiétude légitime de P. Froissart quant à la posture que doivent adopter les scientifiques appelle une remarque ayant trait au champ médiatique. Dans nos sociétés où le travail est excessivement divisé, le besoin d'exactitude se nourrit de la crainte de l'incertitude. Et cette crainte est d'autant plus forte que l'information est systématiquement médiatisée, c'est-à-dire reposant sur un postulat de confiance envers ceux qui en ont le monopole de la distribution, et sur lesquels pèse la charge de la vérification, que n'a plus les moyens de faire celui qui reçoit l'information. C'est à partir de cette information médiatisée que se forgent les représentations qui président à l'action et à la décision. C'est aussi là que s'élabore la relation à l'autre, nouvelle fonction d'une information qui fait plus que délivrer des faits, et tend à se substituer à l'espace de discussion tout entier (4). Dès l'instant où c'est est l'incertitude qui est postulée, elle paralyse l'action et fragilise les rapports entre citoyens et médias, et entre individus. C'est précisément dans la conscience de cette incertitude, dans l'écart devenu insupportable entre les faits réellement advenus et leur relation par les journalistes, que s'est développée la critique contemporaine des médias, celle de P. Bourdieu par exemple, qui porte moins sur ce qui est dit que sur ce qui n'est pas dit ou est mal dit, sur les mensonges par omission, pour des raisons professionnelles ou idéologiques, qui font naître un doute sur la véracité de ce qui est connu via les médias. Si la vérité est recherchée alors, ce n'est donc pas pour elle-même, chacun ayant bien conscience de sa contingence, mais comme cadre préalable à l'interaction et à la décision, Le désir « d'exactitude » n'est donc pas le seul fait des médias et des rumorologues, il est un mouvement de la société tout entière, que la crainte du mensonge ou de l'erreur peut ébranler.

Après sa dénonciation de la prétention des chercheurs à dire le vrai, P. Froissart avoue sa perplexité devant leur capacité à être dans la rumorancie, c'est-à-dire à interpréter les rumeurs et à en dégager un sens. Il critique le présupposé qui ferait de la rumeur le moyen qu'aurait trouvé la société ou le corps social de délivrer collectivement, et sous une forme symbolique, des messages ou des peurs. « La rumeur comme symptôme, dont il suffirait de décoder les périodes étiologiques pour en vendanger l'essence, est une vue de l'esprit que ne soutient aucune étude empirique », écrit-il ainsi (p. 184). Et il critique le pouvoir que se sont arrogé les spécialistes de « traduire » la rumeur et de décider seuls où s'arrête la traduction.

Bien souvent, en effet, les spécialistes recourent à une piètre vulgate psychanalytique pour expliquer les rumeurs, quand bien même ils ne seraient pas du tout psychanalystes. P. Froissart donne plusieurs exemples croustillants où la sur-interprétation transforme le grignotage équivoque d'un chien en peur de la castration, tandis que l'équipe d'E. Morin décode la piqûre d'une seringue en un acte sexuel.

Si ces illustrations sont risibles, elles ne doivent pas pour autant nous engager dans l'abandon définitif de l'interprétation. D'une part, parce que les interprétations successives d'une même rumeur au fil du temps permettent de faire ce que Thomas Kuhn appelait le « compte-rendu historique de l'activité de recherche elle-même » (5), et que ces interprétations livrent autant d'informations au sociologue que les rumeurs qu'elles analysent. D'autre part, parce que, comme le rappelle Tzvétan Todorov, le monde de la science est borné par un seuil inférieur, le faux ou l'erreur, « mais il n'existe pas, symétrique, à l'autre bout, un seuil supérieur, où les meilleures interprétations accéderaient au statut de vérité ». L'interprétation ne prétend donc pas dire le vrai, il n'est même pas sûr qu'elle veuille s'en approcher. Son ambition est d'être « seulement plus ou moins "profonde" » (6). Le sociologue ne saurait tourner le dos à l'interprétation pour être seulement dans l'enregistrement pieux des propos du locuteur. À charge pour lui d'intégrer que l'interprétation est davantage une hypothèse qu'une sentence définitive.

La dernière partie, très convaincante, de l'ouvrage porte sur la rumorocratie, c'est-à-dire sur une volonté de contrôler les rumeurs, qui s'appuie sur de nombreux préjugés qu'il convient de dénoncer. Ce fantasme du contrôle repose sur une lecture extensive de l'analogie organiciste de la société, où les rumeurs seraient une maladie du corps social qu'il conviendrait de soigner ou d'expulser. Alors même que les rumeurs sont consubstantielles aux rapports sociaux, et n'impliquent pas des effets néfastes ou un contenu négatif.

P. Froissart réfute l'idée communément admise, et qui témoigne d'un certain mépris social de la part des chercheurs, que la rumeur serait exclusivement l'affaire des classes populaires, et qu'elle épargnerait les élites. En réalité, certaines études, plutôt anciennes, montrent que le public des rumeurs se recrute équitablement dans toutes les strates. Pour P. Froissart, il semble plutôt que le public soit sélectionné par le thème traité dans le récit (p. 229). La rumeur des additifs alimentaires — un tract qui mettait en garde contre des produits prétendument nocifs — a non seulement été répercutée par des médecins convaincus de sa véracité, mais elle s'est deux fois plus répandue chez les cadres supérieurs et les professions libérales que chez les ouvriers et les agriculteurs (p. 230).

P. Froissart rappelle enfin la volonté, gouvernementale et militaire pendant les guerres notamment, de créer des « cliniques de la rumeur » qui auraient pour mission de traquer et de contrecarrer les rumeurs, c'est-à-dire de les contrôler et de s'en servir comme un « magnifique outil de contrôle social » (p. 236). Sa réflexion peut se prolonger pour les temps de paix, le concept fourre-tout de « gouvernance » et le fantasme de gestion locale de tout ce qui se dit. Gouverner la ville, gouverner le lieu, serait maintenant aussi gouverner les rumeurs. Contrôler cet espace informel qui échappe à l'emprise du pouvoir et se développe loin ou hors des canaux habituels. Avec deux grandes craintes, celle d'une rumeur galopante qui embraserait une ville, et celle de la rumeur politique qui peut ruiner une réputation ou faire perdre des élections. D'où l'ambition de certains de pouvoir encadrer ce phénomène, afin qu'il ne produise pas d'effets terribles. Fantasme de puissance, hélas pour eux, car non seulement la rumeur reste incontrôlable, mais elle ne saurait être regardée comme mécanisme causal d'événements urbains, qui, bien souvent, ne lui doivent rien.

Au terme de la lecture, l'étude de la rumeur connaît les voies qu'elle ne doit pas emprunter, mais ignore celles qu'il lui faudrait suivre, car P. Froissart ne propose pas de nouvelle définition de la rumeur, ni d'approche scientifique globale permettant de l'appréhender. À trop déconstruire la recherche sur cet objet, il finit par suggérer que le phénomène n'existerait que dans l'investissement scientifique qui l'entoure. Faute d'un positionnement clair sur ces points, il donne le sentiment de se pencher sur une rumeur en bien mauvaise santé, alors que ce sont les théories autour d'elle qui font symptôme.

Mais ce livre, qui fait suite à de nombreuses publications de l'auteur sur le sujet, et qui est écrit dans un style alerte et drôle ouvre des pistes de réflexion qui vont au-delà du seul phénomène des rumeurs, et invite à penser systématiquement, et au présent et historiquement, la façon dont un objet est construit puis étudié en sciences sociales. Riche de questionnements et de critiques, il offre la respiration théorique qui manquait à la recherche sur les rumeurs en France.

Dans la dernière partie de sa démonstration, rapportant la rumeur parfaitement horrifique du « fou au crochet » qui manque de tuer un jeune couple isolé, P. Froissart regrette que les analystes n'aient pas été plus sensibles à sa dramaturgie. Et c'est bien là le problème de nombreuses analyses des rumeurs, même celle de P. Froissart : à trop s'intéresser à leur « environnement », on manque irrémédiablement leur contenu. Or c'est souvent son aspect fascinant et spectaculaire qui motive les recherches. Il est dommage qu'il demeure trop souvent impensé.

 

Emmanuel Taïeb
CRPS — Université de Paris I

 

(1) Morin (E.), 1969, La rumeur d'Orléans, Paris, Seuil.

(2) Charaudeau (P.), 2000, « L'événement dans le contrat médiatique », Dossiers de l'audiovisuel, « La télévision et l'événement », no 9l, mai-juin, p. 51.

(3) Engel (P.), 2000, « La tragi-comédie des erreurs », Le temps des savoirs, « L'erreur », no 2, octobre, p. 15.

(4) Wolton (D.), 1991, « Les contradictions de l'espace public médiatisé », Hermès, « Espaces publics, traditions et communautés », no 10.

(5) Kuhn (T.), 1997, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, coll. « Champs », [1962], p. 17

(6) Todorov (T.), 1982-1983, « Éloquence, morale et vérité », Le genre humain, « Les manipulations », no 6, hiver, p. 40.

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