Rumeurs & rumorologie
par Pascal Froissart,
Université de Paris
VIII
Recensions,
comptes-rendus
   
 
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Questions de communication

par Isabelle Gavillet

Source: Isabelle Gavillet, 2003 : 450-452. « Notes de lecture ». Questions de communication. N° 4.

La rumeur. Histoire et fantasmes

« C’est un pic, c’est un roc, c’est un cap, que dis-je, […] » c’est une rumeur ! Il fallait bien détourner quelque poncif pour saluer le sémillant et parfois cinglant ouvrage de Pascal Froissart. La rumeur. Histoire et fantasmes est le lumineux récit de La pseudo-science en action (Bruno Latour, Paris, Gallimard, 1995) ou l’épistémologie de la rumorologie, une science de la rumeur faite de lacunes, de compromis, d’inférences et d’emprunts douteux. Contre la tentation au rumorisme ? la volonté de croire et de faire croire que la rumeur existe par elle-même ?, l’auteur pratique le doute systématique. Voudrait-on nous persuader de l’intemporalité de la rumeur, qu’aussitôt il dément et historicise le concept. Laisserait-on penser que la rumeur est un phénomène communicationnel distinct (Edgar Morin, La rumeur d’Orléans, Paris, Éd. du Seuil, 1969, 2e éd. 1982), qu’imparablement le chercheur tire de son arsenal de connaissances quelques contre-exemples bien sentis. Et l’édifice s’écroule. À force de réifications, les rumorologues pensaient tenir « le monstre froid et glacial » quand ils ne font qu’agiter l’artefact médiatique et le procédé rhétorique, nous dit en substance l’essayiste. Belote et rebelote ! Croyait-on pouvoir contrôler la rumeur et du même coup l’ordre social ? « Tant pis pour les rumorocrates en mal de psycho-sociométrie, la rumeur n’existe pas », conclut Pascal Froissart (p. 244).

Mais, quelle est donc l’origine de cette impuissance à traduire dans les termes de la science un phénomène tel que la rumeur ? D’abord, dit l’auteur, la proximité que nous entretenons avec lui et le caractère immanent qui lui est attribué. Ensuite, le transfert de modélisations et de protocoles expérimentaux pour le moins hasardeux. Enfin, l’incapacité des spécialistes de la rumeur de penser l’articulation du social et du médiatique.

Certes, la rumeur est familière car elle est, avant tout, un des sujets de prédilection des médias. Plus de vingt articles sur cent sont liés à la rumeur dans la presse francophone et un article sur quarante emploie le mot « rumeur » (pp. 25-26). Substitut rhétorique quand les sources de l’information sont floues, « la rumeur » devient performative quand la profession journalistique est discréditée, en atteste l’analyse (pp. 8-19) de l’auteur de L’effroyable imposture (Thierry Meyssan, Chatou, Éd. Carnot, 2002). À côté de la presse, fleurissent encore autant de discours et de représentations qui n’ont de cesse de nous imprégner de l’idée commune d’une rumeur pernicieuse. Dans les films, les romans, la rumeur hypostasiée traque la veuve et l’orphelin. De même, l’audience de la rumeur bénéficie-t-elle de l’universel « jeu du téléphone » ou de sa version ancestrale : le « jeu des petits papiers » connu au XVII e siècle, et peut-être dès le XVe siècle. Mais, la rumeur est aussi dénichée dans les proverbes et notamment dans le fameux « il n’y a pas de fumée sans feu », synonyme de simplification et d’erreur de jugement. Des spécialistes de l’Antiquité croient encore la trouver dans la littérature grecque et romaine, alors qu’il y est question de calomnie ou de réputation. Polymorphes, les images de la rumeur envahissent notre quotidien et donnent l’illusion d’une connaissance de la notion. Intériorisées, subsumées dans une supposée essence de la rumeur, ces idées préconçues alimentent la discipline que Pascal Froissart a nommée rumorologie.

C’est oublier, précise le chercheur, que la rumeur telle que nous l’entendons actuelle-ment est un concept récent. « Renommée » ou « nouvelle », « bruit diffus » ou « onde acoustique », la rumeur n’acquiert son sens moderne de parole sociale qu’au XX e siècle quand William Stern, spécialiste de psychologie sociale, l’isole dans un laboratoire. Le concept né alors d’un protocole expérimental discutable qui sera au fondement de la théorisation à venir. Pratiquement ignoré dans les articles qui ont été rédigés depuis (sur quatre cents articles, seuls huit y font référence), le protocole devient pourtant un invariant des recherches sur la rumeur. Et le rumorisme jouit de l’effet d’imposition symbolique que confère « le transfert des méthodes ou des opérations d’une science plus accomplie ou simplement plus prestigieuse » (Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, pp. 238-239, cité par Pascal Froissart, p. 46).

Le concept, qui existe donc depuis cent ans, ne connaît un réel engouement que depuis une vingtaine d’années. Plusieurs extraits ? dont un bilan chiffré et particulièrement éloquent qui concerne le rôle des médias dans la propagation de l’« affaire Adjani » ? renforcent encore l’hypothèse de l’auteur qui considère la rumeur comme une construction sociale et médiatique : « Les médias diffusent mais créent aussi la rumeur » (p. 101). Or, cette oscillation constante entre la parole sociale et la parole médiatique est occultée par les spécialistes de la rumeur. « Étudier la rumeur pour elle-même, comme si elle était une entité communicationnelle autonome, c’est croire ou faire croire à des schémas de communication qui n’existent pas. La société moderne est désormais sous l’emprise des médias, eux-mêmes interdépendants, et la rumeur ne bouscule en rien la logique du système […] », insiste Pascal Froissart, illustrant son discours par l’« affaire des additifs alimentaires » qu’un tiers des personnes informées avait lue avant de l’entendre ou d’en parler (pp. 105-107). Ceci entraînant cela, l’auteur invalide le cliché de la rumeur populaire en établissant que les classes aisées et informées (par les médias) connaissent davantage de rumeurs et sont plus crédules que les classes moyennes, ouvrières ou agricoles.

Le concept de rumeur est galvaudé, son assise épistémologique erronée. Partant du constat de l’échec de circonscrire la rumeur, le chercheur crée trois néologismes supplémentaires, destinés à éclairer les travers de la rumorologie et de ses méthodes surannées. La rumorographie qui consiste à isoler des détails qui pourtant n’acquièrent signification que dans l’unité du récit. Il en est ainsi du protocole de Stern (cf. William L. Stern, Zur Psychologie der Aussage. Experimentelle Untersuchungen über Erinnerungstreue, tiré à part, Berlin, J. Guttentag, 1902), proche du « jeu du téléphone », qui n’aboutit finalement qu’à entériner l’entropie de l’information, mais jamais à borner la rumeur. La rumorancie concerne une interprétation unique de la rumeur qui est généralement celle, psychanalytique, énoncée par l’expérimentateur qui s’arroge le pouvoir de distinguer le « vrai » du « faux ». La rumorocratie ? « […] pseudo-psychologie sociale qui invente une pathologie (la rumeur comme maladie), débouche sur une opération de police (la rumeur source d’émeutes) » (p. 200) ? rêve, quant à elle, du contrôle de l’ordre social.

Dans cette enquête, Pascal Froissart prend des risques, et notamment celui de défendre une thèse. Poser l’hypothèse d’une inconsistance définitionnelle de la rumeur, à l’heure où la littérature sur l’objet fait florès était sans nul doute audacieux. Mais, la démonstration est limpide qui consiste à dévier de l’analyse de l’objet vers l’analyse du discours sur l’objet. Peut-être, l’étalement de cas dont la description analytique tient lieu d’arguments de confirmation du propos de l’auteur pourra-t-il servir le discours d’éventuels détracteurs. Peut-être encore, l’indétermination définitionnelle dans laquelle se situe l’auteur alimentera-t-elle la critique. Toujours est-il que la thèse est savamment documentée et qu’elle témoigne d’une capacité toute pluridisciplinaire de faire l’histoire d’un concept pour mieux le déconstruire. Et si La rumeur. Histoire et fantasme ne devait rendre compte que d’une seule qualité scientifique, elle aurait déjà le considérable mérite de forcer les chercheurs en sciences humaines et sociales à questionner leurs objets, leurs méthodes et les artifices théoriques auxquels ils contribuent parfois. En ce sens, le livre constitue un remarquable document heuristique pour des théoriciens en mal de distanciation critique face aux discours et aux pratiques scientifiques et journalistiques.

Il serait intéressant, pour poursuivre ce travail qui dénote l’analogie douteuse et la modélisation excessive, de parcourir le travail critique entrepris par Jacques Bouveresse contre « l’abus de pouvoir scientiste » et le « littérarisme » (Prodiges et vertiges de l’analogie, Paris, Éd. du Seuil, 1999). De même, des références au pseudo-événement tel que l’a décrit Daniel J. Boorstin étayeraient-elles davantage l’idée d’une interaction permanente et d’une co-construction de sens entre le social et le médiatique (L’image, Paris, UGE, 1971).

Isabelle Gavillet,
CREM, Université de Metz

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