Rumeurs & rumorologie
par Pascal Froissart,
Université de Paris
VIII
Recensions,
comptes-rendus
   
 
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Sciences de la société

par Thierry Julia

Source: Thierry Julia, 2003. « Notes de lecture ». Sciences de la société. No 60 (octobre). Toulouse: PUM.

Tout d'abord un slogan pour l'ouvrage, qui pourra dès lors être colporté par les plus facétieux : « Faites la rumeur, pas sa science ! ». Pascal Froissart, -- que l'« on-dit » ? -- jeune et impétueux maître de conférences en Sciences de l'information et de la communication, nous livre ici une critique, à la fois documentée et enlevée, « amusée » avoue-t-il, de ce qui, somme toute, pourrait ne constituer depuis une dizaine d'années et son pesant d'ouvrages, qu'illusion d'une prétendue « science de la rumeur »... C'est là sa thèse -- remaniée et augmentée, soutenue pour son doctorat en 1999. Passée la station d'Orléans, le texte se montre dans l'air du temps : des crues (humides) de la Somme aux seringues infectées de nos salles obscures, l'avant-propos se pose -- manoeuvre prolongée, actualité oblige -- avec l'affaire de l'avion du Pentagone. Pour suivre, deux parties -- et aussi deux mesures : l'« histoire » (au singulier, 68 pages et 3 chapitres) vient alors cautionner un second pan du livre, qui déroule fantasmes (au pluriel, 150 pages et 5 chapitres) et stigmatise la « pseudo-science » tant annoncée.

Le triptyque historique s'ouvre depuis nos jeux d'enfants et vieilles recettes -- de bonne fame ?... -- jusqu'au « théâtre radiophonique » d'Orson Welles en 1938, en passant par Virgile, Beaumarchais, Breton, Camus... et Delarue. Les médias la soutiennent, et quoiqu'indéfinissable : la rumeur est partout. Ou bien peut-être, veut-on la voir partout ?... Bruit, commérage, légende urbaine ou canular en guise de « rumeur d'aujourd'hui » ?... Psychanalyse, psychologie sociale, histoire, ethnologie sont conquises. Y aurait-t-il ici fumée sans feu ? D'humeur watzlawickienne, Froissart se fera fort alors de pressentir en chaque spécialiste la tentation de vouloir faire rumeur de tout bois et de voir à chaque instant la chose en ses objets. Aussi l'auteur, à des fins heuristiques, propose d'entendre par « rumorisme », l'inébranlable « volonté de croire », non pas en la rumeur, mais en son existence... (Mais n'est-ce pas là déjà -- on le verra plus loin -- mentionner un objet r qui ne désigne pas ce que le chercheur vise ?...). Ainsi en va-t-il du « plus vieux média du monde », qui n'en finit pas de s'afficher à la hausse : en effet, autour du vocable en question, et depuis ne serait-ce que le XIIe siècle, trois temps lexicométriques vont crescendo jusqu'au XXe. Rumeur des villes, rumeur sauvage, il est tout d'abord littéraire, pour trouver son étoile en 1902 dans les travaux de Stern et les démêlés judiciaires d'une psychologie du témoignage : ce sera l'acte de naissance de la notion moderne, promise au succès que l'on sait. Puis par la suite, de diffusion par voie de presse en raz-de-marée des sujets, jusqu'à ce qu'elle soit recyclée comme arme de guerre, ce n'est pas tant la rumeur qui enfle que le discours sur celle-ci, et qui explose littéralement à l'aube des années 1990.

Or donc, science ou pseudo-science ? Les développements qui suivent sont minutieux, le verbe argumenté, pour nous conduire à la lucidité : les sapeurs sont des pyromanes et les médias font les sirènes. Et pompent les chercheurs, et courent les théories... Froissart témoigne avec ardeur, de la « double impossibilité, théorique et pratique, d'étudier la rumeur », avant de dénoncer les trois axes du malaise : « acribie », exégèse et bon ordre idéel, de nos zélés « rumorologues ». Les premiers poussent au détail, épinglent les motifs... ; mais foin d'ornements, la rumeur ne fait assurément pas toujours dans la dentelle (entomologistes s'abstenir). Les seconds jouent les augures, quand ils voudraient nous faire prendre les récits pour des rengaines ; mais là encore, la rumeur se délite, ses sujets tout puissants étant rétifs à cette herméneutique (maïeuticiens, idem). Les autres enfin, qui ont l'absconse formule facile, se font embaumeurs des diversités et collaboreront par là à édicter les tables de la loi : mais la rumeur, qui garde toujours un pied dans le ruisseau, n'émarge plus depuis 1984 au ministère de la Vérité (adeptes du Khi-2, ibidem).

Alors face à un tel serpent de mer, nous faudra-t-il avec Froissart jeter l'alligator avec l'eau du bain, comme dans l'une des légendes urbaines évoquées ? Sans doute compterons-nous ici, d'un côté les tenants du bain à moitié plein, de l'autre ceux -- avec l'auteur -- du bain à moitié, voire, quasiment vide. À moitié plein : la science de Sisyphe, avec ses doutes et ses efforts, ses errements, et assurément aussi ses veaux d'or ; jusqu'au sursaut paradigmatique qui viendra se produire, avant reconstruction : foi de positiviste -- ou de constructiviste --, avançons ! À moitié vide : la science des Danaïdes, la place du sujet, l'irréductibilité du sens, le « monde vécu », et au besoin l'incomplétude d'après Gödel : immanentistes, halte là !... Sur la question, seul le lecteur pourra être juge. Cependant -- mais ce ne sera que purs ouï-dire et bavardages, pompiers qui plus est --, de telles dénégations et force démentis d'une « rumorologie » ne sauraient-ils attiser et in fine asseoir la chose ? On ne supprime bien que ce que l'on remplace (précepte et non proverbe...). Aussi, l'ouvrage impétrant -- à simplement regretter que n'y figure point une bibliographie synthétique -- est certes frais et croustillant ; et où l'on apprendra, avec plus ou moins de circonspection, que s'il est des crétins dans les Alpes, les gens de science sont aux États-Unis, que le E 124 était bien innocent, qu'Adjani a de vrais engagements artistiques, qu'on peut aujourd'hui décroiser les jambes (la castration est révocable), que le zoodiaque astrologique vaut bien abaques numériques, que Jung était faillible..., que « grande ville » égale « Paris », qu'Alfred Sauvy faisait des décalcomanies, et que Paul (McC.) n'est pas Pierre ou Jacques. Qu'on se rassure, et comme le laisse entendre l'auteur, la société des hommes est ainsi faite, le crédule peut dormir sur ses deux passoires... Et quant aux insomniaques : à lire absolument avant votre prochain dîner en ville !

Recension par Jean-Thierry JULIA, MCF associé en Sciences de l'information et de la communication, LERASS-équipe Médiapolis, Université Paul Sabatier-Toulouse 3 (n° 60, oct. 2003) © Sciences de la Société, n° 60 -- oct. 2003

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